Saga à rebondissements, objet d'intenses batailles de lobbying, le projet de directive européenne sur le «droit d'auteur dans le marché unique numérique», mis en chantier en 2016 et adopté ce mardi par les eurodéputés, pose deux problèmes majeurs. Le premier, c'est qu'il avalise le filtrage algorithmique comme mode privilégié de gestion des contenus en ligne. Les promoteurs du texte affirment le contraire, mais les faits sont têtus : sauf à avoir signé des accords de licence pour toutes les œuvres sous droit d'auteur susceptibles d'être postées par leurs utilisateurs, les services de partage de contenus, au-delà de trois ans d'existence ou de 10 millions d'euros de chiffre d'affaires – ou dans certains cas de 5 millions d'utilisateurs –, seront bien tenus d'appliquer «les standards de haut niveau issus des règles de diligence professionnelle» pour empêcher l'apparition, ou la réapparition, d'une œuvre protégée, faute de quoi leur responsabilité juridique sera engagée.
Le modèle est connu : c'est celui de l'outil «Content ID» de YouTube, régulièrement accusé de censurer des contenus légitimes. Que le texte prévoie des exceptions de citation, pastiche ou parodie ne rendra pas miraculeusement les algorithmes plus subtils. Et c'est bien cela que dénoncent nombre d'organisations de défense des libertés sur Internet, aujourd'hui taxées de faire le jeu des géants du numérique, alors même qu'elles n'ont pas ménagé leurs efforts face à eux, afin que soit renforcée en Europe la protection des données personnelles.
Un «solutionnisme technologique» dangereux
Le second problème est que, loin de combattre l'hégémonie de Google-YouTube ou de Facebook, la directive a toutes les chances, à l'inverse, de renforcer leur position. Ceux-là n'auront en effet aucun mal à absorber leurs nouvelles obligations (on peut d'ailleurs parier qu'ils pèseront de tout leur poids dans les processus de transposition du texte dans les législations nationales, et dans les négociations avec les acteurs de la culture et des médias). On n'en dira pas autant des alternatives plus vertueuses qui pourraient tenter d'émerger.
Qu'il faille réguler l'activité d'entreprises hyperdominantes et faire pièce à leurs stratégies d'évitement de l'impôt est une évidence. Le faire au prix d'un «solutionnisme technologique» dangereux pour la liberté d'expression, et de la consolidation de facto de modèles économiques bâtis sur la prédation des données personnelles – sur lesquels il s'agira de faire reposer la «survie» des artistes, ou celle des médias par la création d'un nouveau «droit voisin» qui ne s'appliquera pas qu'à Google News, sans que jamais n'aient été envisagés d'autres modes de financement –, est infiniment plus contestable.
De colloques en tribunes, on pointe ces temps-ci, à juste titre, les dangers, y compris politiques et sociaux, qu'entraîne le poids des géants du Net. Des voix s'élèvent pour sortir de cette spirale, à commencer par celle du Britannique Tim Berners-Lee, qui appelle à «redécentraliser» le Web, dont il fut le principal inventeur. Aprement négociée au nom du «partage de la valeur», la directive sur le droit d'auteur, qui signe à l'inverse une dépendance accrue vis-à-vis des grandes plateformes, ressemble furieusement à une victoire à la Pyrrhus.
Article actualisé à 13h après le vote des eurodéputés.