Pour la sixième semaine consécutive, les Algériens vont descendre massivement, ce vendredi, dans les rues de tout le pays. L’ampleur de la mobilisation ne fait guère de doute : à mesure que le cercle des soutiens du président Abdelaziz Bouteflika se rétrécit, la contestation semble enfler, inexorable. Cette semaine, l’incontournable chef d’état-major de l’armée, Ahmed Gaïd Salah, a demandé que le chef de l’Etat soit déclaré inapte à gouverner. L’ex-Premier ministre Ahmed Ouyahia, chef du RND, le principal allié du parti au pouvoir, a lui aussi lâché Bouteflika et appelé à sa démission, comme le fidèle Abdelmadjid Sidi-Saïd, secrétaire général de l’UGTA, puissante centrale syndicale. Quant au patron des patrons algériens, Ali Haddad, proche du Président, il a abandonné son poste jeudi soir.
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Alors que tombent un à un ces piliers du régime honni, le mouvement de révolte, pacifique, ne donne pas de signe d'essoufflement, entretenu notamment par les artistes et les intellectuels algériens, qui se disent eux aussi «libérés». Depuis le 22 février, les défilés ont révélé et célébré l'humour des Algériens, avec ces pancartes qui circulent abondamment sur les réseaux sociaux et ces chants repris à l'unisson. C'est toute une réappropriation collective et artistique d'un patrimoine qui se partageait jusqu'à peu de façon informelle, sur Internet entre autres, à défaut de s'exprimer publiquement sous peine d'être censuré, ou pire arrêté. Le mot d'ordre est clair, la mobilisation ne doit pas s'arrêter là : c'est tout un système qui doit partir.
Moteur visible
En marge d'une culture officielle longtemps instrumentalisée, la culture alternative s'est développée à l'ombre des grandes salles de spectacles et de concerts qui excluaient souvent les voix dissidentes. Toute une génération d'artistes que l'on n'a pas forcément vue venir, dans le rap comme dans les stades, à l'instar du groupe de supporteurs Ouled El Bahdja, dont les chants décryptent la société des années 90 à aujourd'hui. «Ils avaient déjà tout compris, déclare Ammar Bouras, directeur artistique de la version week-end d'El Watan, quotidien francophone le plus lu dans le pays. Les gens se sont approprié ces textes qui ont un sens très profond, devenus vecteur d'expression dans la rue.»
Ammar Bouras a aussi été photojournaliste. Ses clichés pudiques, réunis dans un ouvrage, 1990-1995. Algérie, chronique photographique, qui sort ce mois-ci (lire Libération de jeudi), retracent en partie la décennie noire, celle du terrorisme, qui a meurtri l'Algérie pendant les années 90. Il dit sa crainte, au début du mouvement populaire, de voir son travail instrumentalisé par le régime, pour signifier au peuple que la contestation pouvait basculer à nouveau.
Ce même réflexe a été repris par l'ensemble des artistes et intellectuels : ne pas s'exprimer au nom de la population. «Les artistes sont des citoyens comme les autres», abonde Damien Ounouri, réalisateur franco-algérien, membre du Collectif pour un renouveau algérien du cinéma (Crac). Un mouvement de contestation né il y a quelques mois, à la suite de la nomination d'un soutien du régime à la tête de la Cinémathèque d'Alger, qui s'est érigé en censeure.
Même si les artistes et les intellectuels algériens ont souvent été le moteur visible de la contestation ces dernières années, il y a une conscience partagée que l'enjeu actuel dépasse largement les différentes professions. «Il faut que tout ce système dégage», affirme Ammar Bouras, la voix douce mais le ton ferme. «Les artistes font partie du peuple, mais ils ont été tellement censurés et bloqués par le système que maintenant, certains craignent qu'on pense qu'ils récupèrent la révolution, analyse Riadh Touat, producteur de Wesh Derna, un média citoyen qui suit les initiatives de jeunes, notamment artistiques. Ils s'expriment dans la rue, par de petites scènes improvisées.»
«Prendre ce temple»
C'est une forme de désobéissance civile qui émerge à mesure de l'ampleur que prend la contestation populaire. A l'instar de ce groupe d'artistes, qui a initié sur les marches du Théâtre national d'Alger, une scène d'expression libre, une agora devenue hebdomadaire au sein duquel la voix de chaque citoyen compte. «La peur a changé de camp», confirme Damien Ounouri, qui se réjouit de voir la projection récente à Béjaïa de Fragments de rêves, un film de la réalisatrice Bahia Bencheikh El Fegoun, interdit par les autorités. Il sera aussi projeté la semaine prochaine à la Cinémathèque d'Alger. «Il faut prendre ce temple», ajoute le réalisateur.
Depuis un mois, les autorités tentent de se ranger du côté du mouvement populaire, un positionnement interprété comme une tentative de récupération politique. Ce qui a eu pour conséquence de faire réagir certains artistes réunis en collectif : «Nous, musiciens et chanteurs algériens, devons nous réapproprier et récupérer les espaces publics qui appartiennent à tous et qui nous ont été interdits», déclare dans un communiqué la Corporation des musiciens algériens, annonçant ainsi un boycott des manifestations culturelles initiées par les autorités.
Semaine après semaine, artistes, intellectuels et citoyens avant tout, s'initient à ces formes d'expression horizontale, antithèse d'un régime hypercentralisé. «Ils ont voulu couper les artistes du peuple, mais c'est oublier qu'en Algérie, l'artiste a toujours fait partie du peuple», conclut Damien Ounouri.