Dans les manifestations qui secouent l’Algérie, les caricatures d’Ali Dilem sont brandies comme des slogans. A la une du quotidien
Liberté
, elles croquent l’évolution de la situation et sont attendues, tous les jours, dans tout le pays.
Qu’avez-vous ressenti au début des manifestations ?
J'étais partagé entre excitation et attentes. Cela faisait longtemps que l'Algérie n'avait pas connu de mouvement de contestation… Ma génération s'est exprimée en 1988 et depuis, rien, si ce n'est la décennie noire. Un jeune Algérien n'a connu que Bouteflika au pouvoir. Le moteur de ce qui se passe à présent, c'est l'humiliation qu'on a connue avec ce président impotent et absent. Le pays qui cumule les dysfonctionnements a un chef de l'Etat qui, depuis une dizaine d'années, n'a convoqué qu'un à deux Conseils des ministres par an. On n'a jamais su ce que le pouvoir faisait. En lisant la deuxième page du Canard enchaîné, je sais ce qui se passe à l'Elysée, avec le Washington Post, ce qui se dit dans le Bureau ovale mais, à quelques kilomètres de la présidence, on ne sait rien.
Pensiez-vous que la contestation allait tenir si longtemps ?
Non. Et on n'est pas près d'en voir le bout. On peut comprendre comment débute une révolte, mais pas comment elle se termine. Avec ces manifestations, une Algérie belle et souriante se dévoile. Cette humeur a un effet entraînant. On en vient même à attendre le vendredi suivant. On voit des Algériens vivant hors du pays revenir pour «en être».
Comment travaillez-vous ? Vous lisez la presse ? Etes-vous allé à des manifestations ?
Je ne pourrais rien faire sans la presse. Mais j’écoute surtout ce qui se passe autour de moi, je parle avec les gens… C’est assez rare d’être au cœur de l’événement.
A la suite du renoncement de Bouteflika, vous étiez l’un des premiers à prédire un quatrième mandat sans fin… Vous avez trop d’expérience de ce pouvoir ?
Depuis trente ans que je croque la vie politique algérienne, je connais la bête politique. Après avoir grandi au Maroc, il a été ministre dès l'indépendance, ministre des Affaires étrangères à partir de 1965. Il a quitté le pays en 1981 pour revenir en tant que président. Il n'a jamais connu la rue algérienne, n'a jamais discuté avec quelqu'un sur un marché. Ce n'est pas un homme du XXIe siècle. Qu'il renonce maintenant à un cinquième mandat lui évite une campagne qu'il est incapable d'assurer. Tout le monde sait qu'il voulait mourir président, c'est ce que son retrait va lui offrir.
En 1988, tout jeune, vous participiez aux «émeutes d’octobre». C’est ce qui a décidé de votre avenir de caricaturiste ?
J’étais conscient de parler dans un pays de jeunes où les jeunes ne parlaient pas. Je savais que ma lucarne dans le journal pouvait relayer la révolte de ceux de mon âge. Le dessinateur était le prolongement de l’émeutier que j’étais en 1988…
Vous citez comme références deux disparus, l’intellectuel Saïd Mekbel et le musicien poète Matoub Lounès, que vous ont-ils apporté ?
Ce sont surtout deux victimes de la décennie noire, deux hommes assassinés. Le premier m’a montré ce que je voulais faire, le second ce que je voulais être. Je me dois de leur être fidèle.
Vous croulez sous les procédures judiciaires mais tous vos dessins paraissent : est-ce une liberté de la presse arrachée, non avouée ?
C’est une liberté qui ne doit rien au législateur ! Oui, cette liberté a été arrachée au prix du sang. La profession a donné plus d’une centaine des siens. J’ai été l’un des premiers à citer le général Toufik, avant même que son nom soit connu. Je ne suis pas au-dessus de la loi, je ne me suis jamais dérobé aux procès, j’ai défendu bec et ongles mes dessins. Aujourd’hui, croquer un général ou le Président est devenu banal.
Quelles sont les lignes que vous ne franchiriez pas dans un dessin ?
Je n’ai pas de limites, à part quelques retenues évidentes liées à la religion, mais comme je n’aime pas faire de mal, je préfère parler du prix de la pomme de terre plutôt que blesser quelqu’un.
L’utilisation de la couleur est-elle une forme de distance, une façon de rendre le dessin moins agressif ?
Effectivement, la couleur peut alléger le propos, et c’est vrai que j’ai tendance à revenir au noir et blanc pour dramatiser un peu le dessin, comme ce fut le cas lorsque j’ai évoqué les massacres des années 90.
Qu’espérez-vous comme issue à cette révolution ?
Qu’on se débarrasse une fois pour toutes de cette caste qui a pris le pays en otage il y a 57 ans ! Elle représente le même système basé sur une prétendue légitimité historique avec les pères de la révolution, les pères de la Nation, etc. Qu’un pays aussi riche et jeune se retrouve systématiquement dans les dernières places des classements internationaux est inadmissible ! Les images des marches d’aujourd’hui nous réconcilient avec le futur. Qu’ils dégagent tous, on ne les regrettera pas !
Dessin Ali Dilem
Votre dessin sur les gilets jaunes (ci-dessus) était très drôle. Que pensez-vous de ce mouvement ?
Au début, il a été intéressant. Mais après 18 samedis de manifestations, il est difficile de savoir ce qu’il en reste… Les débordements prennent le dessus sur le message et laissent un goût un peu amer.
Qui sont vos «héritiers» parmi les jeunes dessinateurs ?
Je préfère ne pas parler d’héritage, n’ayant pas l’intention de céder ma place de sitôt ! Les nouvelles générations, notamment les dessinateurs arabophones moins connus, sont très intéressantes. Mais je ne leur souhaite pas d’être mes héritiers, à eux de développer leur propre personnalité en se défaisant de toute influence !