«Pendant les années Bouteflika, il a toujours été difficile de travailler ici, et cela a toujours poussé à l’exil, artistique comme le mien ou désespéré comme celui des jeunes boat-people, qui montent sur des bateaux sur lesquels ils ont 90 % de risque de mourir. Et ce qu’on a fait nous, Intik, Hamma, tous les rappeurs algériens et ceux qui ont été assassinés, comme Matoub Lounès, prophète de la musique engagée, qu’ils soient présents aujourd’hui ou non, a eu un impact sur la société. Toutes les chansons de rappeurs sont prémonitoires, elles ont toujours appelé à la révolution.
«Ça fait trois ans que je travaille en Algérie car, à côté du rap, je suis un cuisinier connu ici, et jury de Masterchef. L'émission est enregistrée dans des studios privés et diffusée sur Echorouk TV, une des deux seules télés qui ont couvert les manifestations. Dans les années 90, quand j'étais rappeur, j'ai enregistré une émission de télévision qui a été censurée et n'a jamais été diffusée, et je m'étais juré de ne plus jamais mettre les pieds à la télévision d'Etat.
«J'écris contre ce système depuis dix ans et je suis le plus heureux de voir ce qui se passe maintenant. En 1999, le rap m'avait permis d'aller en France, on avait signé avec Universal, et on s'y était installés un peu plus. J'avais alors sorti un album qui s'appelait Rabah président, dans lequel je me battais déjà contre le deuxième mandat [de Bouteflika]. J'étais parmi ces gars de 20 ans qui avaient lu le livre Bouteflika : une imposture algérienne de Mohamed Benchicou, pour lequel il a fait de la prison.
«Le rap était presque ancré dans la culture universitaire. C'est comme ça que le rap algérien a grandi : il a toujours été conscient et politique. En 2013, on a écrit un morceau dans lequel on disait "continuez à nous traiter comme ça et on vous mettra 20 millions de jeunes dans les rues ; continuez à gouverner comme des clous, on vous arrachera avec des arrache-clous". Ce refrain, on l'entend aujourd'hui dans les marches.
«Impossible de séparer ce qui se passe maintenant du mouvement artistique et journalistique algérien. Je pense par exemple à Dilem qui n’a jamais lâché et a toujours fait ses caricatures. Ces gens ont su maintenir la conscience populaire vivante. La rue algérienne est une rue très consciente, bien que l’école algérienne ait été systématiquement détruite par des incompétents. Je sais de quoi je parle pour y être allé du primaire à l’université…
«Le plus gros problème de l’Algérie depuis l’indépendance, c’est le pouvoir de la force. Qui a le plus d’armes ? Qui intrigue le plus ? Qui a le courage d’assassiner l’autre ? Voilà ce qui définit ceux qui dirigent. Cet Etat est le dépositaire de la culture, et c’est la seule institution qui peut organiser des événements culturels, des festivals, et qui a la mainmise sur les infrastructures, qui sont toutes utilisées pour la seule propagande du système et de l’Etat. Si on y ajoute la bienveillance du FLN envers l’islamisme, cela a engendré ce terrorisme qui a ensuite complètement détruit la culture en Algérie.
«Pourtant, le peuple algérien est très pacifiste. On a appris la patience de nos parents, de nos grands-parents. On sait depuis 2011 que Bouteflika ne peut plus gouverner, mais de là à aller au conflit, à revivre un octobre 88… Ça rentre en compte…
«Depuis cinq semaines, on occupe la rue, et on n’arrêtera pas. Si les gens qui ont accès aux médias comme moi ne prennent pas la parole, on n’avancera pas. Mais ce sont les jeunes des stades, en particulier des deux clubs algérois, USM Alger et le Mouloudia, biberonnés aux textes engagés, qui sont en tête de marche avec leurs refrains. L’un de ces groupes s’est appelé Ouled El Bahdja, le nom d’un titre de mon groupe, MBS. Ce sont eux les nouveaux rappeurs. Ils ont des factions entières de chanteurs. Si le gouvernement ne les a pas écoutés, nous, on savait qu’ils allaient déborder un jour sur la rue.
«Désormais, que Bouteflika et ses frères dégagent tient du détail : c’est l’après qui nous inquiète. Alors on regarde leur télé, qui va à contresens de n’importe quelle vérité. Ils y parlent d’une fête de village, comme si personne n’était descendu dans la rue la veille. Depuis une semaine, on voit qu’on ne parle plus de Bouteflika mais du chef d’état-major, Gaïd Salah, dont ils sont en train de faire un présidentiable, en suivant le chemin de l’Egypte avec Al-Sissi. Je pense que le jeu va devenir un peu plus sale et qu’on va encore une fois se retrouver avec un militaire en costard.
«On sait que la bataille va être dure, mais nos constantes sont installées : chaque vendredi, on est dehors en famille, pacifiques jusqu'au bout. Vendredi dernier, lors de la manifestation, tout le monde chantait Liberté, de Soolking. A la fin, les jeunes avec des poubelles et des gants ramassaient au sol pour que la rue soit nickel alors que des millions de personnes étaient passées par là. Histoire de leur montrer qu'on est assez compétents pour décider par nous-mêmes.
«Dans les années 80, on pouvait aller en France avec une carte d’identité, et on n’a pas débarqué par millions. C’est quand on a commencé à nous interdire des visas pour n’importe quel pays, quand on nous a mis dans une prison à ciel ouvert et qu’on n’a pas pu bouger comme le font les jeunes ailleurs pour aller à la rencontre d’autres êtres humains, qu’il y a eu cette envie de s’échapper. Si les gouvernements étrangers travaillent avec des voleurs comme les nôtres pour avoir leur pétrole, ils créent des conditions horribles pour les êtres humains.»