L'Allemagne est pétrie de paradoxes. Le pays est connu pour être le royaume incontesté de la nature triomphante, où l'on randonne en parka Jack Wolfskin avec son thermos de thé. C'est un pays où l'on va volontiers au Biomarkt acheter des légumes de saison, où l'on recycle le verre selon trois couleurs différentes ; où Die Grünen font des scores à deux chiffres dans les sondages, et où on prise les promenades dans la forêt, afin de humer à pleins poumons le frische Luft (l'air frais).
Mais c'est aussi en Allemagne, et particulièrement à Berlin, que l'on peut aisément s'encrasser les poumons. Les Allemands ont beau fumer moins que les Français, et avoir la réputation d'être plus respectueux des règles, ils semblent faire assez peu de cas des législations antitabac. Quiconque passe au moins un week-end dans la capitale repart généralement avec les vêtements empestant la cigarette. Et en dépit d'une loi interdisant de fumer dans les bars et les restaurants, qui a fêté ses dix ans en 2018, les «Raucherkneipen» – les bistrots fumeurs – sont loin d'être rares. De toute façon, nul besoin de se retrouver dans un obscur kneipe berlinois avec jeu de fléchettes au mur et lourds cendriers en verre pour pouvoir en griller une ; en effet, dans bon nombre de bars, clubs, ou pubs de la capitale, la cigarette a sa place.
Peut-être ces Berlinois rebelles ne font-ils que suivre l'exemple du chancelier social-démocrate Helmut Schmidt, fumeur impénitent, mort en 2015 à l'âge de 96 ans. Jusqu'à la fin de sa vie, «Smoky» aura fumé cigarette sur cigarette, que ce soit lors des congrès du SPD ou dans les talk-shows, ne respectant aucune législation antitabac – sans parler des conventions.
Mais il y a encore plus anachronique. En Allemagne, les publicités pour les cigarettes sont autorisées dans la rue. Elles ne le sont plus à la télévision, à la radio, dans la presse écrite et sur Internet ; mais les affiches, elles, résistent à toutes les législations en vigueur en Europe.
121 000 morts par an
Ainsi, sur le chemin de l’école, un Allemand a-t-il toutes les chances de croiser une publicité pour des Philip Morris ou des Gauloises.
Quel paradoxe que de vivre dans un pays où l'on peut se faire beugler dessus si on a l'outrecuidance de traverser un passage piéton au feu rouge devant une famille avec enfants, sur l'air de «Comment osez-vous montrer le mauvais exemple aux jeunes générations ?» Mais où personne ne s'émeut que ces mêmes enfants croisent tous les jours des affiches géantes faisant la promotion d'une industrie dont on estime qu'elle tue 121 000 personnes par an en République fédérale.
A titre d'exemple, un article du Spiegel de 2017 raconte le trajet pour l'école de Leonie, dix ans. Pour parcourir les 600 mètres qui séparent son domicile de son école, cette petite Hambourgeoise ne croise pas moins de quatre publicités pour des cigarettes. L'industrie du tabac, apprend-on dans l'article, a dépensé 91 millions d'euros en 2015 pour afficher ses réclames dans les rues allemandes.
Que font les politiques ? Certains tentent de mettre fin à ce système. Mais jusqu'ici, en vain. Il faut dire qu'en 2016, l'ONG LobbyControl révélait qu'entre 2010 et 2015, 544 000 euros ont été versés par Philip Morris afin de sponsoriser plusieurs partis politiques : en premier lieu la CDU-CSU de la chancelière Merkel, mais aussi les sociaux-démocrates du SPD et les libéraux du FDP. En outre, en Allemagne, les partis politiques peuvent être financés par des entreprises sans aucun plafond. Le champion incontesté à ce jeu est la CDU ; selon un récent rapport de LobbyControl, le parti conservateur a reçu 17 millions de dons d'entreprises en 2017, année des dernières élections fédérales. En outre, il n'existe pas de registre des lobbies outre-Rhin.
C’est ainsi que, couvrant mes premiers congrès politiques en Allemagne, je fus très surprise de voir des stands de cigarettiers y avoir pignon sur rue ; et même des hôtesses distribuer des cibiches au public, comme si nous étions dans un cinéma américain des années 50. Et encore, me racontait un confrère, autrefois, on repartait de tels congrès politiques les bras littéralement pleins de paquets de cigarettes.
Mais alors, que pense-t-on en Allemagne de ces publicités faisant l'éloge des volutes en pleine rue ? La chose est de moins en moins tolérée, semble-t-il. Fin février, un sondage donnait une majorité d'Allemands en faveur d'une interdiction de la publicité pour le tabac – avec 69% des personnes interrogées.
Un autre facteur pourrait permettre un changement de législation, enfin, peut-être : Volker Kauder ne préside plus la CDU-CSU au Bundestag. Ce briscard de la CDU a, pendant des années, notoirement bloqué tout changement de législation sur le sujet, au point d'avoir escamoté en dernière minute la mesure du contrat de coalition entre le SPD et la CDU-CSU. Son départ en septembre 2018, après treize ans de règne, donne un peu d'espoir aux réformateurs. Sauf que jusqu'ici, son remplaçant, Ralph Brinkhaus, s'est bien gardé de commenter le sujet…