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Chronique «Economiques»

Aux sources néolibérales de l’UE

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Le néolibéralisme n’a cessé de prendre le pas dans l’histoire du projet européen. Jusqu’à «constitutionnaliser» un droit du capital, échappant à tout pouvoir politique national et plus encore à toute souveraineté populaire.
publié le 1er avril 2019 à 18h06

L'intégration européenne est considérée comme un projet néolibéral par certains de ses opposants comme par de nombreux analystes ; elle est en même temps combattue par certains néolibéraux pour des raisons apparemment symétriques, comme une construction quasi étatique hostile au libre marché. Comment expliquer ce paradoxe apparent ? Le récent ouvrage de Quinn Slobodian, Globalists. The End of Empire and the Birth of Neoliberalism (1) fournit certains éléments de réponse.

Le projet néolibéral des origines, élaboré dans les années 30, était nostalgique du monde d’avant-1914. Les néolibéraux rêvaient d’une économie mondiale de libre-échange, où les droits du capital seraient garantis par un système légal privé international surclassant les législations nationales, avec des droits des investisseurs étrangers supérieurs à ceux des citoyens nationaux ; tout cela dans le cadre d’une fédération d’Etats garantissant un ordre économique mondial libéral. Le rôle de l’Etat serait de fournir les moyens concrets du respect de cet ordre mondial, mais son pouvoir devrait être contenu dans des limites strictes, limites que le fonctionnement démocratique menaçait constamment de lui faire franchir.

Le problème était donc aussi de contenir la démocratie et sa capacité de nuisance à l’égard des détenteurs du capital : les revendications sociales, redistributives ou égalitaristes voire franchement socialistes. D’où l’intérêt pour la limitation de la souveraineté populaire, nationale, et la constitutionnalisation des droits du capital et de l’impuissance de la politique à affecter le processus économique concurrentiel et le fonctionnement du «marché».

De ce point de vue, une entreprise telle que la Communauté économique européenne (CEE) pouvait se concevoir comme un obstacle à l’établissement d’un marché mondial uniforme. Dans leurs pires cauchemars, certains néolibéraux voyaient «l’Europe» se transformer en un super-Etat empêchant le libre-échange ou même évoluant vers la social-démocratie. Cette rhétorique a beaucoup servi outre-Manche et elle continue de le faire.

Mais certains autres néolibéraux ont au contraire vu dans l’intégration européenne la possibilité de concrétiser l’idée de constitutionnalisation des droits du capital et, contrairement aux espoirs que nourrissent certains à propos de «l’Europe sociale», ils ont compris l’opportunité que représentait la création de la CEE pour contenir la souveraineté populaire par un mécanisme de gouvernance supranationale. Ces ordolibéraux de deuxième génération, qui étaient des juristes plus que des économistes, avaient bien perçu comment les principes anti-interventionnistes pouvaient être préservés dans un ordre législatif garanti par une cour de justice supranationale (la CJCE) vouée au respect des quatre «libertés» fondamentales : circulation du capital, du travail, des biens et des services.

Le traité de Rome, bien que résultant d’un compromis politique entre libéralisation et protection (de l’agriculture notamment) et donc par là même nécessairement imparfait à leurs yeux, représentait toutefois une étape décisive vers une Constitution économique qui aurait pour fonction de restreindre drastiquement les possibilités pour le pouvoir politique national et plus généralement la souveraineté populaire d’altérer l’ordre de marché concurrentiel et limiter la liberté de circulation du capital et donc son pouvoir. La possibilité pour les détenteurs du capital de s’adresser à une juridiction supranationale était une garantie de pouvoir échapper aux contraintes qu’un processus politique démocratique national risquait toujours de leur imposer. Jean-Claude Juncker l’a un jour exprimé trivialement en déclarant qu’il ne pouvait y avoir de choix démocratique contre les traités européens.

La suite du processus d’intégration européenne n’a pas donné tort à ceux que Quinn Slobodian appelle les constitutionnalistes. Le marché unique, l’extension des droits du capital, notamment ceux relatifs à sa circulation à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Union européenne, l’unification monétaire, l’indépendance de la BCE et, plus généralement, la constitutionnalisation de la politique économique, tous ces éléments sont allés dans le sens initialement espéré.

Les promesses des infatigables sermonnaires de «l’Europe sociale» apparaissent alors comme autant d’illusions. Ils espèrent infléchir le cours de l’intégration européenne sans comprendre que celui-ci dérive des principes fondateurs de cette intégration, principes qui n’ont cessé d’être confirmés et renforcés au cours des années.

(1) Harvard University Press 2018.
Cette chronique est assurée en alternance par Anne-Laure Delatte, Ioana Marinescu, Bruno Amable et Pierre-Yves Geoffard.