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Libération
Reportage

Encore sceptiques, les rues d’Alger refusent de crier victoire

Le Hirak, un printemps algériendossier
Après six semaines d’annonces contradictoires, la population s’inquiète de nouvelles manœuvres qui permettraient au système de perdurer.
Manifestations à Alger vendredi pour réclamer le départ d’Abdelaziz Bouteflika. (Photo Romain Laurendeau)
publié le 1er avril 2019 à 21h16

«On ne comprend plus rien. On se croirait dans le film Inception. Tout change à une vitesse incroyable», raconte Islem, jeune réalisateur. Il est tout juste 18 heures ce lundi, et la nouvelle vient de tomber : le président Abdelaziz Bouteflika annonce son départ avant le 28 avril, date à laquelle s'achève son mandat. Interloqué, l'homme sirote son café en allumant une cigarette. La métaphore cinématographique se prête bien au lieu, le célèbre café Tantonville, mais la réalité dépasse la fiction.

Comme la plupart des clients assis en terrasse, c'est la surprise, suivie des questions : «Pourquoi annoncer son départ d'ici au 28 avril ? Pourquoi est-ce qu'il ne part pas maintenant ? On nous charge d'informations depuis des semaines pour nous embrouiller», s'indigne Sabrina, béret assorti à son rouge à lèvres. L'étudiante, à l'instar des millions d'Algériens mobilisés dans la rue depuis le 22 février, revendique le départ du Président mais aussi de tout un système.

«Ils ne savent pas ce qu'ils font». Depuis quelques jours, la rumeur enflait : de nombreux proches du clan Bouteflika, en particulier des hommes d'affaires qui ont profité des réseaux de la présidence pour constituer des fortunes colossales en l'espace de quelques années, étaient interdits de sortir du territoire. L'information est désormais confirmée, le parquet général auprès de la cour d'Alger annonce l'ouverture d'enquêtes préliminaires pour des faits de corruption et de transferts illicites de capitaux vers l'étranger.

Parmi les personnalités ciblées, l’homme d’affaire Ali Haddad, deuxième fortune du pays, démissionnaire de son poste de président du Forum des chefs d’entreprise (FCE), le syndicat des patrons qui avait apporté son soutien à un cinquième mandat de Bouteflika. Il a été intercepté samedi alors qu’il tentait de fuir vers la Tunisie avec un passeport britannique.

Dimanche soir, le Premier ministre, Noureddine Bedoui, a annoncé un nouveau gouvernement, accouché dans la douleur tant les défections sont nombreuses et le rejet de la population total. Plusieurs millions d'Algériens marchent pacifiquement depuis près de six semaines pour demander un changement politique radical et pas cosmétique. «Ils essaient toutes les tentatives. On voit bien qu'ils ne savent pas ce qu'ils font», dit Bilal, étudiant. En effet, après avoir annoncé qu'il ne briguerait pas un cinquième mandat, mais prolongerait le quatrième hors de toute légalité, le président Bouteflika, gravement malade suite à un AVC survenu en 2013, a proposé de former un gouvernement de transition composé de personnalités issues de la société civile. Une «conférence nationale» qui serait chargée d'écrire une nouvelle constitution, prémices d'une deuxième république.

Toutes les tentatives semblent bonnes pour tenter de rester au pouvoir, ou au moins gagner du temps en multipliant les annonces, parfois même contradictoires. Le général Ahmed Gaïd Salah, chef d'état-major de l'armée et vice-ministre de la Défense, proposait ainsi la semaine dernière d'activer l'article 102 de la Constitution afin de démettre le chef de l'Etat de ses fonctions. Ce même chef des armées conservait pourtant son poste dans le gouvernement annoncé ce week-end… La cacophonie masque un affrontement qui ne dit pas son nom entre différentes factions, et se déroule, comme à l'accoutumée, dans l'opacité la plus totale. «C'est une guerre de clans entre la présidence et l'état-major des armées quand on voit la série d'arrestations autour de Bouteflika, explique Lyes Bendief, avocat et militant. L'armée est certes du côté du peuple et la loi dit qu'elle est garante de la Constitution mais pour le moment on ne sait pas ce qu'il adviendra

Patience. De plus en plus isolé, le clan Bouteflika voit se multiplier les défections et démissions, notamment au sein du Front de libération nationale (FLN), parti-Etat au pouvoir depuis l'indépendance en 1962. A l'instar d'un feuilleton de télévision, la vie politique algérienne connaît semaine après semaine des soubresauts ininterrompus. Au point de faire perdre ses repères mais surtout la patience à un peuple qui, lui, reste ferme sur ses positions. Une révolution pleine et entière, et non pas une révolution de palais.