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Libération
Reportage

Israël : le dilemme des citoyens arabes

En amont des législatives de mardi, le Premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou a une fois de plus diabolisé la minorité arabe du pays. Celle-ci est tiraillée entre boycott, vote communautaire ou «vote utile» pour le général Gantz.
Ahmad Tibi, membre de la Knesset et leader du parti Ta’al, lors d’un événement de campagne électorale dans le nord d’Israël, le 8 février. (Photo Ammar Awad. Reuters)
publié le 5 avril 2019 à 20h06

Attablé à l'une des plus vénérables pâtisseries de Nazareth – la «capitale» des Palestiniens d'Israël – Omar Zohbi en rirait presque, du haut de ses 70 ans. «C'est un malin, y a pas à dire. Ça a marché la dernière fois, alors il s'y remet. C'est son tour imparable.» Le «malin» en question, que les stratégistes politiques appellent «le Magicien», c'est Benyamin Nétanyahou.

Le Premier ministre israélien est en quête d'un cinquième mandat et d'un record de longévité au pouvoir (treize ans, soit plus que le fondateur de l'Etat David Ben Gourion), dans une élection anticipée cherchant à éclipser ses ennuis judiciaires et qu'il a transformée en référendum sur sa personne, oblitérant tout débat d'idées en faveur d'une campagne en rase-mottes, entre fake news, attaques sous la ceinture et rhétorique toxique contre la minorité arabe, soit 20 % de la population. C'est à cette dernière «tactique» que Zohbi pense quand il parle de «tour imparable».

Lors du précédent scrutin, en 2015, Nétanyahou avait attendu la dernière semaine de campagne pour jouer cette carte maîtresse. Des millions de SMS avaient alors inondé les téléphones israéliens, érigeant en danger existentiel une participation massive et surprise de la communauté arabe, téléguidée par le Hamas. Le jour du scrutin, «Bibi» avait enfoncé le clou avec une vidéo restée célèbre. A quelques heures de la fermeture des bureaux de vote et en violation de la loi électorale, il y exhortait les indécis à voter pour son parti, le Likoud, afin de contrer «les Arabes qui se rendent aux urnes en hordes [ou, selon d'autres traductions, en «troupeaux», ndlr]. Les organisations gauchistes les amènent en bus!» Aux yeux de plusieurs biographes, ce clip YouTube lui aurait permis d'arracher l'élection.

Old school

Pour les législatives anticipées du 9 avril, l'insubmersible Premier ministre n'a cette fois pas attendu. Depuis des semaines, les porte-flingues de Nétanyahou serinent le même slogan, au racisme transparent : «Bibi ou Tibi.»Au-delà de la ressemblance phonique, Ahmad Tibi est le député arabe le plus populaire d'Israël, un ex-conseiller de Yasser Arafat aujourd'hui à la tête du parti Ta'al, une faction arabe laïque et attrape-tout, mettant l'accent sur la qualité de vie des Palestiniens d'Israël.

En clair, «Bibi ou Tibi» veut dire «Moi ou les Arabes». Mais le principal visé dans cette formule, ce n'est pas Ahmad Tibi, punching-ball commode de la droite israélienne, mais Benny Gantz, principal rival de Nétanyahou. Si l'on suit la mathématique parlementaire, l'ex-chef d'état-major de Tsahal à la tête de Bleu et Blanc (alliance entre centristes laïques et généraux old school dressés contre les excès du «bibisme») aura du mal à se passer du soutien des partis arabes pour former un bloc à même de faire tomber Nétanyahou. Ainsi résumé dans un clip du Likoud : si l'on gratte la surface d'une affiche à l'effigie de Gantz, c'est Tibi qu'on trouve derrière.

«En un quart de siècle, Nétanyahou n'a jamais changé de tactique, estime Moshe Gaon, directeur de campagne de l'ex-Premier ministre Ehud Barak et auteur d'un manuel de stratégie politique sobrement intitulé Killer Instinct. Il joue sur la haine, ramène tout aux peurs primaires, aux tribus. Juifs contre Arabes, patriotes contre collabos. Toute une série d'ennemis systématiquement diabolisés - les médias, la gauche, les juges - autour d'une prétendue collusion ou proximité avec les Arabes.» Déjà en 1999, Nétanyahou martelait que «voter Barak, c'est voter Arafat».

Le «docteur Tibi» (il est gynécologue de formation) s'en souvient encore. «Mais la rhétorique actuelle est bien plus extrême que par le passé, assure-t-il à Libération. A la télé, Miri Regev [la ministre de la Culture] m'accuse d'être derrière la dernière attaque terroriste. Sur Facebook, il y a des vidéos des partis extrémistes où je me fais décapiter. Ce sont des appels au meurtre dans une atmosphère fasciste.»

Pour Salem Barahmeh, dont l'Institut palestinien pour la diplomatie publique a lancé une campagne contre les messages haineux durant l'élection, «il ne faut pas réduire cela à de simples gimmicks de campagne. C'est le reflet de l'extrémisation du discours public israélien des quinze dernières années, particulièrement visible sur les réseaux sociaux.»

En 2015, une fois élu, Nétanyahou s'était excusé auprès des Palestiniens d'Israël pour la «peine» causée par sa fameuse vidéo. Tibi et son allié Ayman Odeh (chef de file du parti arabo-juif Hadash, héritier du parti communiste israélien) n'ont jamais cru à ce repentir et ont choisi de répondre par l'ironie. Cette année, sur les affiches du ticket Hadash-Ta'al, chacun est devant un bus avec le slogan : «En troupeau jusqu'aux urnes !»

Malgré son poids, le vote arabe en Israël est un continent noir dont se désintéressent les médias locaux. Il y a d’abord la question cruciale de la participation (64 % lors des dernières législatives), bien moindre que celle des Juifs israéliens. La question du boycott reste omniprésente. Autour du dilemme suivant : participer pour défendre ses intérêts communautaires ou s’abstenir par refus de jouer les cautions pluralistes à la Knesset ?

«Les députés arabes sont des pions utilisés par Israël pour passer pour une démocratie aux yeux du monde, lance Georges, arabe chrétien de Nazareth, rencontré dans le magasin familial de bibelots religieux. Le pire dans tout ça, c'est qu'ils sont nuls. Pour ne pas passer pour des sionistes, ils en font des caisses, disent des trucs limites et nous foutent la honte. Au final, on perd sur les deux tableaux : ni influence ni meilleure image.» Sa sœur, Dina, réplique : «Le boycott ne sert à rien. Je suis citoyenne de ce pays et je paye des impôts : je veux que cet argent revienne aussi à ma communauté. Si on ne le réclame pas, qui le fera ?» 

Un fort boycott ferait les affaires de Nétanyahou. Pour l'éditorialiste israélien Anshel Pfeffer, la très controversée loi Etat-nation, passée au forceps l'été dernier, n'était rien d'autre qu'un outil de précampagne visant à décourager l'électorat arabe. Début mars, Rotem Sela, une animatrice télé, s'est dressée contre la stigmatisation des Arabes par le Premier ministre en écrivant sur Instagram qu'«Israël est l'Etat de tous ces citoyens». Indignation reprise par rien de moins que le président israélien, Reuven Rivlin, et la mégastar Gal Gadot, Wonder Woman au cinéma. Nétanyahou avait alors répondu sur le même canal qu'«Israël était l'Etat-nation du peuple juif - et personne d'autre», citant la nouvelle législation.

Le texte, qui ne reconnaît le droit à l’autodétermination qu’au seul peuple juif et a dégradé le statut de la langue arabe, a été perçu comme une insulte par les Arabes d’Israël. Surtout les plus «assimilés» d’entre eux (les autres y voyant un simple «aveu»), et plus spécifiquement les druzes, en nombre dans les rangs de l’armée et de la police. Cette communauté à part, qui ne se considère pas palestinienne et pratique un islam hétérodoxe, a longtemps été un réservoir de voix pour la droite, notamment le Likoud.

Mobilisation incertaine

Selon un récent sondage, plus de la moitié d'entre eux auraient décidé de voter Gantz pour laver l'affront de la loi Etat-nation. Effet boomerang contre Nétanyahou ? Difficile à dire : des études contradictoires ont annoncé tour à tour une mobilisation en hausse des Arabes puis une forte abstention (autour de 50 %), équivalente à celle durant la Seconde Intifada (2000 - 2005) en réponse à cette campagne à droite toute. D'autant que l'opposition, hormis le petit parti de gauche Meretz, dont la liste inclut deux candidats arabes bien placés, n'envoie aucun signal en leur direction. «Comme un match de foot où droite et centre gauche sont deux équipes et les Arabes le ballon», a résumé un analyste israélien.

Pour ceux qui se rendront aux urnes, reste le choix du parti, une minorité seulement (environ 18 %) votant pour des formations sionistes. En 2015, l’affaire était limpide. Afin d’être sûr de passer le seuil d’éligibilité rehaussé à 3,25 % par la droite pour éliminer les factions arabes les plus radicales, les principaux partis de la communauté s’étaient rassemblés sous un même parapluie, des islamistes aux communistes. Un succès : la «Liste arabe unie» avait récolté 13 sièges, en faisant la troisième formation du pays.

Depuis, les ego ont eu raison de l'unité. Cette année, les quatre grands partis arabes se présentent en deux blocs distincts. D'un côté, les pragmatiques Hadash et Ta'al. Et de l'autre, plus raides dans leur antisionisme, les islamistes de Ra'am et Balad, au panarabisme hérité de Nasser. «Tibi et les islamistes ont le même électorat. Plutôt défavorisé, habitant les villages dans le Nord et le désert du Negev. Hadash et Balad s'adressent aux citadins éduqués, aux chrétiens et à ceux qui vivent dans des villes juives», schématise Mohammad Darawshe, de l'Institut Shalom Hartman.

Pour ce fin connaisseur du vote arabe, architecte de nombreuses campagnes, Nétanyahou a peut-être joué son va-tout anti-arabe trop tôt : «Cette fois, les partis arabes ont pu s'organiser, et Gantz est un adversaire crédible. Tibi peut dire : "Voter pour moi et je renvoie Bibi chez lui." Il y a un vrai ras-le-bol : il faut dire qu'au-delà de la loi Etat-nation, la coalition au pouvoir a fait voter 28 lois anti-arabes durant la dernière mandature !»

Dernière illustration en date, presque caricaturale. Le Comité central électoral (entité composée des partis à la Knesset et donc dominée par la coalition actuelle) a tenté d’interdire la liste Balad-Ra’am et la candidature d’Ofer Cassif, professeur juif antisioniste de Hadash. Tout en validant celle du suprémaciste juif Michael Ben-Ari, allié de «Bibi»… Décisions finalement renversées par la Cour suprême israélienne.

Enfin, il y a l'option du «vote utile» Gantz. Dans la boutique pour pèlerins, Georges réfléchit à voix haute. Le plus important, dit-il, «c'est que Bibi dégage. On veut plus de lui. Je ferai tout pour qu'il parte». Voter Gantz, taquine sa sœur ? «Franchement ouais», répond-il.

Pour l'instant, le général, dont la courte avance sur Nétanyahou a fondu dans les sondages, exclut «toute discussion avec des partis qui dénigrent l'Etat d'Israël». Son premier clip de campagne, glorifiant la destruction qu'il avait infligée à Gaza en tant que chef des armées, a choqué les Palestiniens. Mais ces derniers ont le cuir épais et la mémoire longue, et se souviennent de Yitzhak Rabin, ex Premier ministre et «briseur d'os palestiniens» devenu colombe malgré lui, topant avec les partis arabes pour faire voter les accords d'Oslo en 1993 avant d'être assassiné deux ans plus tard. Tibi et Odeh ont déjà posé leurs conditions pour soutenir Gantz : relance du processus de paix, abrogation de la loi Etat-nation et package économique pour la minorité arabe. «Je ne suis pas dans la poche de Gantz, insiste Ahmad Tibi. Je ne suis même pas sûr qu'il soit mieux que Nétanyahou. Mais je sais que Nétanyahou est ce qu'il y a de pire pour nous.»