On les traitait de rêveurs quand ils lancèrent l'idée de réunir 10 000 personnes dans les rues pour réclamer sans violence plus de démocratie à Hongkong. Ils furent des centaines de milliers. Les «pères spirituels» de la contestation historique de 2014 ont été reconnus coupables mardi de «conspiration», et paient le prix fort pour avoir été à l'origine de ce qui fut l'une des contestations civiques les plus massives de la région chinoise semi-autonome depuis Tiananmen en 1989. Le professeur de droit Benny Tai, 54 ans, le sociologue Chan Kin-man, 59 ans, et le révérend Chu Yiu-ming, 75 ans, risquent jusqu'à sept ans de prison.
A leurs côtés, six autres condamnés, des députés actuels, des militants et étudiants de l'époque, étaient également poursuivis «pour l'exemple» dans un procès «hautement politique», selon Raphaël Wong, l'un d'entre eux. Tous se préparent à être emprisonnés. La sentence devrait tomber le 24 avril.
Mais d'ores et déjà, la confirmation de leur culpabilité pour «conspiration» est cinglante. Quand les prévenus ont plaidé «altruisme», liberté de se rassembler et «désobéissance civile», la justice y a vu de l'incivilité et des entraves à l'ordre public. Ce n'est pas le premier procès. Déjà 300 cas sont passés devant les juges. Mais celui-ci est symbolique, car il concerne les leaders du mouvement et sera potentiellement lourd de conséquences pour le millier de manifestants prodémocratie arrêtés en 2014 et qui, libérés sous caution, ne savent toujours pas s'ils seront jugés.
Boycotts et barricades
Pour la justice, «la conspiration en vue de commettre des troubles à l’ordre public» est née dès mars 2013 quand le trio Tai-Chan-Chu présente lors d’une conférence de presse son «manifeste»: une campagne nommée «Occupy Central with Love and Peace» destinée à obtenir pour 2017 l’élection du chef de l’exécutif local au suffrage universel, et non par un comité largement acquis aux intérêts hégémoniques de Pékin. L’occupation de la chaussée dans le quartier névralgique des affaires à Central figure parmi les options. S’ensuivent des mois de débats pour définir une stratégie, avec un référendum civique suivi par 800 000 personnes.
Le 31 août 2014, la décision de Pékin de peser dans le choix des candidats au poste de chef de l'exécutif met le feu aux poudres. Des boycotts se multiplient dans les universités. Le 26 septembre, des étudiants franchissent des barricades installées dans un bâtiment du gouvernement. Ils sont arrêtés. C'est l'étincelle. Les jeunes descendent dans les rues. Crânes rasés, chemises noires et badges jaunes épinglés, les prévenus haranguent alors la foule les 27 et 28 septembre. «Serrez-vous ! Occupez la route», lancent-ils. «Occupy» débute. Le centre financier tournera au ralenti soixante-dix neuf jours durant. Au final, Pékin ne fait aucune concession.
C'est pour ces prises de parole, documentées par des enregistrements de la police, des conférences de presse, des interviews, que la justice a reconnu coupables les neuf prévenus : le trio pour «conspiration en vue de commettre des troubles à l'ordre public», les six autres pour «incitation à commettre des troubles à l'ordre public» et «incitation à inciter à commettre des troubles à l'ordre public», des chefs d'accusation baroques issus de la période coloniale – et passibles de peines plus lourdes –, et portés par le ministère de la Justice. Ce qui ne laisse pas de doutes sur le caractère politique du procès, qui marque la fin d'un élan démocratique.
«Suffrage universel ! Nous n’avons pas peur !»
«Ni regrets, ni complainte, ni colère, nous ne lâchons rien», lançait mardi le révérend Chu aux cheveux blancs avant l'audience, soutenu par plusieurs dizaines de manifestants, tee-shirts et parapluies jaunes emblématiques du mouvement de 2014, scandant avec lui poings levés : «Suffrage universel! Nous n'avons pas peur!» Mais hors caméras, des militants se montraient sceptiques sur la possibilité de voir un jour appliquer pleinement le suffrage universel, pourtant inscrit dans la mini-Constitution de Hongkong négociée entre Londres et Pékin avant la rétrocession de 1997.
«Hongkong a encore une blessure béante dans le cœur, surtout la jeunesse qui s'était massivement mobilisée des jours et des nuits entières en 2014. Ils ont reçu des lacrymogènes, mais n'ont pas obtenu la réforme électorale espérée. Dur à avaler», confie un militant sous le couvert de l'anonymat, évoquant par ailleurs «une surveillance permanente» et «une peur d'être fiché, arrêté, emprisonné ou licencié».
Nul doute que le verdict aura des conséquences considérables sur les limites futures des manifestations populaires et de la désobéissance civile, se sont inquiétés des parlementaires européens et des ONG. En assimilant des manifestations pacifistes à un trouble à l'ordre public, la justice a envoyé un «terrible message qui va probablement enhardir le gouvernement pour poursuivre encore plus de militants pacifistes, et jeter un froid sur la liberté d'expression à Hongkong», réagissait notamment Maya Wang, chercheuse sur la Chine à Human Rights Watch.
Apathie
Sur la scène politique, le procès risque d'affaiblir encore l'opposition de la région semi-autonome. Selon Samson Yuen, enseignant en sciences politiques à l'université Lingnan de Hongkong, «ce climat pousse les gens à l'apathie, et à se désintéresser de la politique».
Les sujets de controverse sont pourtant nombreux, qu’il s’agisse de la possible autorisation des extraditions vers la Chine, de l’interdiction d’un parti politique indépendantiste, la disqualification de députés pro-démocratie, ou encore de l’expulsion de facto d’un journaliste britannique ou de l’annulation d’évènements culturels impliquant des dissidents chinois.
«Le camp pro-démocratie est désormais profondément divisé entre les vétérans et les factions localistes [nées après 2014 et dont certaines réclament l'indépendance, ndlr], et ce en raison de la répression de Pékin sur ces dernières», commente Samson Yuen. Selon lui, «le camp pro-démocratie a perdu sa capacité à mobiliser un front uni contre le régime».