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Libération
Reportage

Idai : le Mozambique pris entre la peine et le choléra

Le passage du cyclone meurtrier, début mars, a affecté plus de 1,8 million de personnes, ravagé les récoltes et relancé les risques d’épidémie dans ce pays déjà handicapé par le mal-développement.
Distribution de nourriture dans un camp de déplacés, le 27 mars à Dondo. (Photo Yasuyoshi Chiba. AFP)
par Patricia Huon, envoyée spéciale à Beira (Mozambique)
publié le 12 avril 2019 à 20h16

Dans chaque main, Joana Augusto tient fermement celle d'un de ses jumeaux. Elle avance dans l'obscurité, de l'eau jusqu'à la poitrine, et s'accroche avec la force du désespoir aux deux garçons de 10 ans. Mais le courant est trop fort. Sa main gauche lâche, l'un d'entre eux est emporté dans la nuit. «Je l'ai entendu crier, il a tenté de nager, mais je l'ai perdu», raconte-t-elle. Chaque jour, pendant trois semaines, elle s'épuise, s'entaille les pieds et les jambes sur les branchages et les débris qui flottent dans l'eau stagnante, puis se déchire le cœur lorsqu'elle retrouve enfin le corps de son fils, presque méconnaissable, près de la route bitumée qui passe non loin du village. «Je n'avais pas de cercueil, même pas de vêtements pour l'habiller avant de l'enterrer. Je l'ai enveloppé dans un pagne et une bâche de plastique, dit-elle, assise sur une natte, les traits tirés, le regard vide, rongée par la culpabilité des survivants. Mon autre fils ne parle presque plus depuis la mort de son frère. Je lui ai dit que seul Dieu peut expliquer ce qu'il s'est passé. La vérité, c'est que si je n'étais pas si vieille, j'aurais peut-être pu le sauver.»

Le cyclone Idai, qui a frappé le Mozambique entre le 6 et le 15 mars, a ravagé un vaste territoire et fait plus de 600 victimes dans le pays, selon le dernier bilan officiel. Leur nombre réel ne sera certainement jamais connu. Après avoir passé plusieurs semaines dans un camp établi pour accueillir les déplacés du sinistre, Joana Augusto vient de regagner son village du district de Nhamatanda, à une centaine de kilomètres de Beira, capitale provinciale au bord de l’océan Indien. Comme des dizaines de milliers de Mozambicains, elle a tout perdu. Sa maison, ses champs, sa famille. Alors que l’eau redescend, sur les terres à peine sèches, le traumatisme reste.

«Trois jours sans manger»

Des chants s'élèvent d'une église sans toit, où une vingtaine d'habitants s'accrochent à leur foi pour tout recommencer. Appuyée contre un mur, une jeune fille tient son visage entre ses mains. «C'est la fille du pasteur. Sa mère aussi s'est noyée», explique Anastasia Daniel Viegas, une cheffe locale qui affirme qu'une dizaine de personnes ont été tuées ici, dans le village John Segredo. Elle avait été informée du passage du cyclone, des messages d'alerte avaient été diffusés à la radio. Mais les inondations soudaines qui ont suivi l'ont prise par surprise. «Nous nous sommes réfugiés sur un toit, un peu plus haut, là-bas. Nous avons passé trois jours sans manger», raconte-t-elle. Plus loin, elle pointe du doigt quelques morceaux de bois. C'est tout ce qu'il reste de sa maison. En attendant de rebâtir, la vieille femme dort à même le sol, sous une tente fragile faite d'une bâche bleue qu'elle a reçue d'une organisation humanitaire. «Je suis triste, mais je ne peux pas me plaindre. J'ai cru que nous allions tous mourir. Ma famille a survécu. Beaucoup n'ont pas eu cette chance…»

«Contamination de l’eau»

Le cyclone Idai s'est abattu sur le Mozambique au moment de la récolte du maïs. Devant les maisons sèchent quelques grains abîmés, récupérés dans la boue. Le reste des plants ont été arrachés ou pourrissent sur pied. La frustration est palpable. «Des proches nous ont donné quelques vêtements et un peu d'argent pour acheter du riz, dit Jose Tome, un agriculteur. L'administrateur du district est venu au camp et nous a dit de rentrer chez nous. On nous a promis qu'on recevrait de la nourriture bientôt. Mais je ne sais pas quand, je ne sais même pas si on nous a dit la vérité.»

Au Mozambique, plus de 1 800 000 personnes ont été affectées par le cyclone - qui a également frappé le Zimbabwe, le Malawi et Madagascar - et 160 000 ont dû être déplacées vers des centres d'hébergement temporaires, selon les chiffres de l'Institut national de gestion des catastrophes (INGC). Entre les tentes, dans un camp près de Beira, Farouk Muepe et une équipe de jeunes scouts bénévoles déambulent pour distribuer des prospectus et relayer les messages de prévention : «Plusieurs centaines de familles vivent dans un espace restreint, dans des conditions d'hygiène difficiles. Nous leur expliquons l'importance d'utiliser les toilettes, de se laver les mains, de dormir sous les moustiquaires qui ont été distribuées.» Des puits ont été contaminés, l'eau potable manque. Des maladies pourraient se propager, potentiellement meurtrières pour des populations déjà fragilisées. Plus de 3 000 cas suspects de choléra ont déjà été enregistrés et une dizaine de personnes sont mortes.

Dans le quartier de Macurungo, à Beira, un homme est assis sur une chaise, un seau posé en dessous de lui. Sa fille somnole sur le lit. Dès les premiers symptômes, il s'est rendu dans un centre de traitement du choléra, installé par Médecins sans frontières au lendemain du diagnostic des premiers cas. «Après les diarrhées et les vomissements, les gens se vident. Cela peut entraîner la mort très rapidement, explique Elisabeth Perea, qui coordonne le centre pour MSF. Mais lorsqu'il est décelé à temps, le choléra se soigne facilement par la réhydratation.» Une réponse immédiate a permis, pour l'instant, d'éviter un désastre sanitaire. «Quand nous avons vu les dégâts causés par le cyclone, alors que les conditions de salubrité initiales ne sont déjà pas optimales, nous savions que nous allions faire face à une contamination de l'eau potable. Le choléra n'est pas une maladie inconnue pour les Mozambicains», affirme le docteur Ilesh Jani, directeur de l'Institut national de la santé du Mozambique. Le choléra est endémique dans le pays. Une importante étude sur l'efficacité de la vaccination orale dans un contexte d'urgence avait ainsi été menée à Beira, il y a quinze ans.

«La maison s’est effondrée»

Le 2 avril, 900 000 doses de vaccin oral ont été acheminées à travers le pays. «Mener une campagne de cette ampleur deux semaines après un cyclone, ça ne s'est jamais vu, constate Jean-Benoît Manhes, chef d'équipe d'urgence pour l'Unicef, qui a contribué à l'organisation de la distribution. Et la population est extrêmement demandeuse.» Devant les centres de santé de Beira, des familles se présentent spontanément. «Mon cousin a eu le choléra. Je sais que c'est dangereux, j'ai voulu prendre mes précautions, dit Rosa Dembo, 16 ans, qui grimace en avalant le contenu d'une petite fiole de verre. Je purifie aussi l'eau à la maison, pour boire et pour cuisiner.»

Dans la ville de 500 000 habitants, le cyclone a complètement rasé certaines maisons, les toits se sont envolés, les rues sont défoncées, les lignes électriques effondrées. Dans le quartier pauvre de Praia Nova, situé sur la plage et fortement touché, des gravats et quelques vêtements sont encore éparpillés. Les coups de marteau qui résonnent témoignent des tentatives des habitants de recoller les morceaux. «Quand le cyclone est arrivé, le vent a tout fait trembler, puis l'eau s'est engouffrée à l'intérieur, par le toit et sous la porte, raconte une femme. Nous avons entendu un bruit sourd. La maison des voisins s'est effondrée.» Des pans de tôle de zinc cabossée, récupérés parmi les décombres, couvrent une seule des trois pièces de la maison. Un câble électrique pend le long du mur. A l'intérieur, un peu de vaisselle, des seaux, une valise, les quelques biens que la famille a réussi à sauver. «Pour le moment, nous vivons et dormons ici, avec mon mari, mes deux enfants et ma sœur. Sa maison a été complètement détruite, dit-elle. Je n'ai pas d'argent pour réparer, et je n'ai reçu aucune aide. Mais nous n'avons nulle part où aller, nous n'avons pas d'autre choix.»

Les autorités veulent éviter que les camps de déplacés deviennent permanents, rouvrir les écoles et autres bâtiments publics, où certains ont trouvé refuge. Elles encouragent ceux dont les habitations ne sont plus inondées à rentrer chez eux. «Nous sommes conscients que ces gens n'ont presque plus rien et nous sommes en train d'identifier les meilleurs moyens de leur porter assistance afin qu'ils puissent reprendre une vie normale, explique Paulo Tomas, un porte-parole de l'INGC. Ils recevront notamment une aide alimentaire pour une période de quinze à trente jours, et des outils pour les aider à reconstruire.» Mais les conséquences de cette catastrophe climatique, dans un des pays les plus pauvres du monde, risquent de persister beaucoup plus longtemps. Joana Augusto, son fils et des milliers d'autres n'oublieront jamais le fracas du vent et de l'eau qui a ravagé leur vie.