«Oh mon Dieu. C'est terrible. C'est la fin de ma présidence. Je suis foutu.» Selon les notes d'un haut responsable du ministère de la Justice, voilà comment Donald Trump aurait réagi, en mai 2017, à l'annonce de la nomination de Robert Mueller pour conduire l'enquête russe. Faut-il y voir la peur, compréhensible, de voir sa présidence consumée par les investigations ? Un aveu de culpabilité ? Deux ans plus tard, alors que le rapport final du procureur Mueller vient enfin d'être rendu public, un premier constat s'impose : Donald Trump est toujours là. Et semble sortir renforcé, à défaut de grandi, par les conclusions de l'ancien patron du FBI. «Game over», a d'ailleurs tweeté jeudi le chef de l'Etat américain, pleinement tourné vers sa réélection. Les 448 pages du rapport, toutefois, ne l'exonèrent pas complètement et montrent qu'il doit aussi son salut à certains membres de son entourage, qui ont «refusé d'exécuter [s]es ordres». Et dans un pays ultrapolarisé, les démocrates, notamment au Congrès, n'entendent pas relâcher la pression.
Qu’est-ce que le rapport Mueller ?
Le fruit de près de deux ans d’enquête conduite par le procureur spécial Mueller, nommé pour démêler deux interrogations principales : l’équipe de campagne de Trump et la Russie ont-elles coopéré pour influencer la présidentielle de 2016 ? Le président américain a-t-il cherché à entraver l’enquête ? Composée de 19 procureurs et 40 enquêteurs, l’équipe de Mueller a mené 500 auditions de témoins et autant de perquisitions, réquisitionné 2 800 documents et contacté une douzaine de gouvernements étrangers. Trente-cinq personnes et trois sociétés ont été inculpées, dont 25 agents russes présumés, accusés d’avoir piraté des mails démocrates ou mené des opérations de propagande sur Internet. Parmi les individus condamnés figurent l’ancien avocat de Trump, Michael Cohen, son ex-directeur de campagne Paul Manafort et son ancien conseiller à la sécurité nationale Michael Flynn. Aucune inculpation ne concerne des faits de collusion avec Moscou. Le 22 mars, Mueller a remis son rapport au ministre de la Justice.
Qu’en savait-on jusqu’à présent ?
Uniquement le résumé de quatre pages rédigé par le ministre William Barr, nommé par Trump. Dans ce texte rendu public le 24 mars, Barr avait douché les espoirs des démocrates. Sur la question de la collusion, le procureur «n'a pas établi que des membres de la campagne Trump ont conspiré ou coopéré avec le gouvernement russe dans ses efforts pour influencer l'élection», écrivait Barr. Sur l'accusation d'entrave à la justice, Mueller se montrait plus ambigu : «Si ce rapport ne conclut pas que le Président a commis un crime, il ne l'exonère pas non plus», avait-il écrit. Après avoir épluché le texte intégral, Barr et son adjoint avaient jugé les preuves «insuffisantes» pour justifier des poursuites pour obstruction.
Quel rôle a joué le ministre de la Justice ?
Un rôle très controversé. C'est lui qui a décidé dans un premier temps de publier un résumé très succinct du rapport, d'exonérer Trump des soupçons d'obstruction et quelles parties du rapport devaient être expurgées. Il a aussi tenu jeudi matin une conférence de presse avant que les journalistes aient reçu le rapport. Si cela fait partie de ses prérogatives, son attitude a suscité la colère des démocrates. Barr a en effet vigoureusement défendu Trump, attribuant la «frustration» et la «colère» du président vis-à-vis de l'enquête Mueller à sa «croyance sincère que l'enquête sapait sa présidence, alimentée par ses opposants politiques et nourrie par des fuites illégales». «La gestion partisane du rapport Mueller par le ministre Barr […] a entraîné une crise de confiance sur son indépendance et son impartialité», ont dénoncé les leaders démocrates au Congrès. William Barr «a presque semblé se comporter comme l'avocat de la défense, l'avocat du Président, plutôt que le ministre de la Justice», s'est même étonné Chris Wallace, figure respectée de la chaîne conservatrice Fox News.
L’intégralité du rapport a-t-elle été publiée ?
Non. Comme c'est le cas dans ce genre de dossier, un certain nombre d'informations jugées sensibles ont été expurgées de la version publique. Un travail mené par le ministre Barr, ses associés et des membres de l'équipe Mueller. Au Congrès, Barr avait expliqué que conformément à la loi, quatre types d'informations seraient censurées : les éléments obtenus par un «grand jury» citoyen, dont le travail est confidentiel ; celles pouvant mettre en péril des sources du renseignement ou du FBI ; celles pouvant porter atteinte à une enquête en cours ; et enfin les éléments pouvant nuire à la réputation ou à la vie privée de «tierces parties périphériques», par exemple des personnes auditionnées mais pas inculpées. Dans la version publique, les éléments expurgés ont été recouverts de quatre couleurs différentes, correspondant à chacune des catégories.
ET les soupçons d’obstruction ?
C'est sur ce sujet que se concentre l'essentiel des informations croustillantes de ce rapport. Alors que le ministre de la Justice clame haut et fort, en chœur avec le président américain, que l'enquête n'a conclu à «aucune obstruction» à la justice, le rapport donne une version plus nuancée des faits, dépeignant un président hors de lui tentant, sans succès, de stopper cette enquête. Des tentatives de contrôle de l'enquête sur Michael Flynn, ex-conseiller à la sécurité nationale, au limogeage de l'ancien patron du FBI James Comey, en passant par un essai raté de se débarrasser de Robert Mueller lui-même : les enquêteurs ont passé au crible une dizaine de situations. Et la conclusion s'avère plus à charge que ne le laissait paraître le résumé de Barr fin mars. «Les efforts du Président pour influencer cette enquête ont été essentiellement infructueux, mais c'est en grande partie dû au fait que les personnes de son entourage ont refusé d'obéir à ses ordres ou d'accéder à ses requêtes», assène Mueller. En 2017, Comey (dont les témoignages sur les tentatives de pression qu'il aurait reçues de Trump sont qualifiés de «preuves sérieuses») avait refusé d'abandonner l'enquête sur Flynn malgré de lourds appels du pied en ce sens du locataire de la Maison Blanche. Ce dernier avait également exigé que son ministre Jeff Sessions revienne sur sa décision de se récuser de l'enquête russe, essuyant là encore des refus. En juin 2017, le Président a par ailleurs «ordonné» au conseiller de la Maison Blanche Donald McGahn, allant jusqu'à l'appeler chez lui, de demander la «révocation» de Robert Mueller lui-même. En vain. Comme une réponse aux fanfaronnades de Trump sur son innocence, les enquêteurs, qui n'ont certes pas conclu à sa culpabilité, ont toutefois écrit : «Si, après une enquête méticuleuse, nous avions été convaincus que le Président n'avait clairement pas commis d'obstruction à la justice, nous l'aurions dit.» Ils ne l'ont pas fait.
Et sur la «collusion» avec les Russes ?
Trump en a fait sa devise, souvent tweetée en majuscules : «Pas de collusion.» Une expression reprise par son ministre de la Justice. Dans son rapport, Mueller explique cependant que la «collusion» n'étant pas un concept juridique, son équipe s'est attachée à déterminer s'il existait des preuves de «coordination» et d'un «accord tacite ou explicite» entre l'équipe de campagne de Trump et le gouvernement russe pour influencer l'élection. «Bien que l'enquête ait identifié de nombreux liens entre des individus liés au gouvernement russe et des individus associés à la campagne Trump, les preuves n'étaient pas suffisantes pour appuyer des poursuites pénales», conclut Mueller. Pour le procureur, l'entourage de Trump aurait toutefois souhaité l'aide de Moscou. Sur la rencontre de juin 2016 entre des proches du candidat (dont son fils aîné et son gendre) et une avocate russe qui promettait des informations compromettantes sur Hillary Clinton, Mueller écrit : «L'équipe de campagne s'attendait à recevoir des informations de la Russie qui pouvaient aider le candidat Trump dans son entreprise électorale.»
Qu’en est-il de WikiLeaks ?
Sans surprise, l'organisation de Julian Assange, qui a publié en 2016 les mails piratés du Comité national démocrate (DNC) et ceux du directeur de campagne de Clinton, John Podesta, apparaît dans le rapport. Mais les parties qui concernent la «dissémination» des mails sont parmi les plus caviardées - certaines font d'évidence référence à Roger Stone, l'ancien conseiller de Trump, accusé d'avoir menti sur ses contacts avec WikiLeaks à l'époque, et dont le procès doit avoir lieu à l'automne. Dans ses parties lisibles, le rapport revient sur les communications de WikiLeaks avec «DCLeaks» et «Guccifer 2.0», identifiés depuis comme des faux nez du GRU, le renseignement militaire russe, et avec Donald Trump Jr. Alors qu'Assange, arrêté la semaine dernière à Londres, fait l'objet d'une demande d'extradition américaine pour des publications de 2010, la partie du rapport concernant les conséquences judiciaires potentielles est presque entièrement expurgée, mais une phrase signale que le premier amendement de la Constitution américaine - celui qui protège la liberté d'expression et la liberté de la presse - «pourrait faire obstacle à des poursuites». William Barr a d'ailleurs relevé que «la publication de ce type de matériau ne constitue pas un crime, à moins que l'éditeur n'ait également participé à l'association de malfaiteurs en vue de commettre un piratage».
Est-ce la fin de l’histoire ?
Absolument pas. Les démocrates accusent William Barr de protéger le chef de l'Etat et continuent de réclamer une version intégrale du rapport Mueller. Début avril, la commission judiciaire de la Chambre s'était d'ailleurs prononcée en faveur d'une réquisition si le texte non censuré n'était pas communiqué par le département de la Justice. Jeudi, le président de cette commission a appelé le procureur Mueller à témoigner devant la Chambre «dès que possible» et au plus tard le 23 mai. «La seule façon de commencer à rétablir la confiance du public […] est que Robert Mueller témoigne publiquement à la Chambre et au Sénat dès que possible», ont ajouté les dirigeants démocrates. L'équipe juridique de Trump pourrait quant à elle publier un «contre-rapport» pour réfuter les conclusions négatives de Mueller à l'encontre du Président. Cela confirme qu'au-delà des faits, l'enquête russe est devenue une bataille de récit entre démocrates et républicains, incapables de trouver un terrain d'entente objectif. Publié mercredi, un sondage de l'agence AP et de l'université de Chicago illustre cette profonde fracture entre Américains : 84 % des démocrates jugent que le Congrès devrait poursuivre ses enquêtes sur les liens de Donald Trump avec la Russie ; 84 % des républicains pensent le contraire.