Alan Keenan est directeur de projet pour l’ONG International Crisis Group et analyste spécialisé sur le Sri Lanka, d’où il vient de rentrer. Depuis une vingtaine d’années, il travaille sur la prévention et la résolution des conflits et les questions de démocratisation et de justice transitionnelle. Il explique pourquoi les attentats de dimanche pourraient, pour la première fois, impliquer des éléments extérieurs au Sri Lanka.
Ce type d’attaques perpétrées par des kamikazes a-t-il été souvent employé au Sri Lanka ?
Oui et non. Les Tigres de libération de l'Eelam tamoul [LTTE, vaincus dans un bain de sang en 2009, ndlr] ont été un peu les «précurseurs» de ce genre d'attentats dans les années 80 et 90. Ils avaient créé une unité spéciale, les Tigres noirs. Mais aucun autre groupe n'en a perpétré. Il n'y a aucun signe attestant d'un réveil des LTTE. Et, dans l'hypothèse où ce serait le cas, il serait hautement improbable qu'ils prennent pour cibles des églises et tuent de nombreux Tamouls et chrétiens. Même au pire de la guerre entre le pouvoir central [majoritairement bouddhiste] et les LTTE, ce genre d'attaques en série, coordonnées et simultanées, n'a pas eu lieu.
Des groupes bouddhistes ou jihadistes sont-ils derrière ces attentats ?
Depuis des décennies, il y a eu des attaques contre des églises par des bandes cingalaises qui voulaient défendre le bouddhisme contre la menace d'une «conversion immorale», comme ils le disent, de bouddhistes par les chrétiens. Mais il s'agit d'événements de très petite ampleur. Ces groupes sont violents. Ils attaquent les lieux de culte, brûlent des maisons en criant des slogans. Mais ils ne tuent pas 300 personnes, ne s'en prennent pas aux étrangers. Même si nous ne disposons pas de toutes les preuves, ce qui s'est passé dimanche ressemble plus à ce que nous avons déjà vu dans d'autres pays : des attaques commises par des islamistes.
Il y a ce climat de tensions contre les églises, mais comment expliquer que les chrétiens, qui ne représentent que 7 % de la population, aient été pris pour cibles ?
Je suis de plus en plus convaincu que ces attaques n’ont pas de lien direct avec d’anciens conflits internes au Sri Lanka. S’il s’avère que ces attaques sont le fait de groupes d’islamistes, cela pourrait indiquer que ces activistes s’inscrivent plus globalement dans une idéologie peut-être salafiste. Ils agiraient alors au Sri Lanka, mais sans lien particulier avec des événements, conflits ou dynamiques anciennes.
Depuis cinq-six ans, la communauté musulmane au Sri Lanka a été sous forte pression de la part de groupes cingalais qui disent défendre le bouddhisme contre l’extrémisme musulman. Il est possible que les assaillants de dimanche, s’il s’avère que ce sont des Sri-Lankais, aient décidé de réagir à ce climat d’oppression. Mais si c’était le cas, pourquoi alors ont-ils ciblé des hôtels et des lieux de culte chrétiens ? Cela m’amène à penser que nous sommes face à une dynamique qui vient de l’extérieur du Sri Lanka.
Avant ces attaques, quelle était la réalité de la menace islamiste au Sri Lanka ?
Quasi rien. Il n’y a pas eu d’attaques par des islamistes radicaux ou des groupes jihadistes au Sri Lanka. Il y a eu quelques incidents entre, d’une part, des groupes de musulmans influencés par le wahhabisme ou le salafisme et, d’autre part, des groupes soufis plus traditionnels, souvent pris pour cibles. Mais les autres communautés n’étaient pas visées. Même si les musulmans ont été victimes d’exactions commises par des bouddhistes avec la complicité de la police, il n’y a pas eu de vengeance de leur part. Ils ont défendu leurs mosquées quand elles étaient visées, mais ils n’ont pas contre-attaqué. Aucun bouddhiste n’a été tué à ce jour. L’année dernière, de jeunes musulmans ont endommagé des statues de bouddha dans le centre du pays. Ils ont été arrêtés. Une semaine plus tard, la police a déclaré avoir découvert une cache d’armes et d’explosifs dans le nord-ouest de l’île.
Mais il y a des groupes de militants musulmans au Sri Lanka ?
Il y a des groupes salafistes locaux, notamment le Sri Lanka Tawheed Jamaath. Son leader, Abdul Razik, s’est livré à des discours incendiaires dans le passé, critiquant les bouddhistes, les chrétiens. Il est devenu un adversaire déclaré et idéal pour les responsables bouddhistes. Il a été arrêté pour incitation à la haine raciale en 2016. Ce groupe n’est pas connu pour avoir des liens avec des clans radicaux salafistes dans le Tamil Nadu en Inde. Mais, une fois encore, le Sri Lanka Tawheed Jamaath ne s’est jamais livré à des actes de violence dans l’île.
Le Premier ministre sri-lankais a fait état dimanche d’une menace d’attentat connue avant que les attaques aient lieu, mais pas prise en compte. Le groupe National Tawheed Jamaath a été nommé…
En effet, un document a été révélé dimanche par la police : il indique que des attentats-suicides étaient en préparation, ciblant des hommes politiques. Dans ce texte, le National Tawheed Jamaath est mentionné. Personnellement, je n’ai jamais entendu parler de ce groupe. Il y a également un groupe Tawheed Jamaath dans le sud de l’Inde. Mais il faut faire attention à ne pas mélanger ou associer ces groupes qui sont très différents.
Les événements au Moyen-Orient ont-ils une influence au Sri Lanka ?
On connaît le cas d’une famille musulmane sri-lankaise qui s’est rendue en Syrie pour rejoindre les rangs de l’Etat islamique. L’un des hommes du clan a été tué lors de combats. Fin 2016, le ministre de la Justice sri-lankais confirmait que 32 musulmans du Sri Lanka étaient partis se battre en Syrie. Il y a également des rapports sur des activistes musulmans voyageant via le Sri Lanka. Mais cela intervient dans tous les pays.
Des musulmans des Maldives, très influencés par des courants idéologiques du Moyen-Orient, ont vécu dans le pays pour faire des affaires et du commerce. Les services de renseignement de la police en auraient identifié certains comme ayant des liens avec l’EI. Enfin, la presse indienne se fait souvent l’écho d’une infiltration pakistanaise en Inde via le Sri Lanka, mais je n’ai jamais vu de confirmation officielle. Il est important d’insister sur le fait que ces personnes n’ont jamais commis d’actes violents, ni proféré de menaces dans le pays.