Menu
Libération
Reportage

Sri Lanka : «Près de l’église, il y a des morts dans toutes les maisons»

Après les attentats simultanés qui ont fait au moins 310 morts dont au moins 35 étrangers, dimanche, «Libération» s’est rendu à l’église de Negombo, où 113 personnes ont été tuées en fin de messe pascale.
Dans l’église Saint-Sébastien à Negombo, dimanche, après l’explosion d’une bombe durant la messe de Pâques. (Photo Perera Sameera. UPI. MaxPPP)
publié le 22 avril 2019 à 20h56
(mis à jour le 23 avril 2019 à 9h20)

«J’ai vu un homme d’âge moyen entrer dans l’église par la grande porte. Il avait l’air de mauvaise humeur. Il a fait quelques pas vers l’autel, a fait demi-tour, s’est arrêté. Il a mis la main dans sa poche et a explosé.» Senuri a 16 ans, et un tibia fracturé par les billes d’acier que le kamikaze portait dans son sac à dos. Sur ses radios, on voit distinctement deux autres billes enfoncées dans son crâne. Comme des centaines d’habitants du village de Katuwapitiya, près de la ville de Negombo, Senuri s’était fait belle pour assister avec toute sa famille à la messe du dimanche pascal.

Mode opératoire

La cérémonie avait commencé à 7 heures du matin, à la fraîche. A 8h45, le prêtre de l’église Saint-Sébastien, Soilal Fonseka, s’est tourné vers les fidèles, a pris le micro pour les remercier d’être venus si nombreux, et le monde s’est brutalement arrêté de tourner paisiblement. La charge que le terroriste transportait a déchiqueté les corps, décapité les statues, recouvert les murs de giclées de sang, soufflé les tuiles du toit, pulvérisé les vitraux, et tué au moins 113 personnes, selon des chiffres fournis par le chef de la police locale. Dix-huit corps n’ont pas encore été identifiés, et quinze personnes se trouvent entre la vie et la mort. Presque simultanément, dans un mode opératoire qui rappelle les attentats de novembre 2015 à Paris, six autres attaques terroristes ont eu lieu dans le pays, visant deux autres églises et quatre hôtels de luxe de la capitale Colombo, située à 40 kilomètres, avec un bilan total provisoire de 310 morts. Plus tard, deux explosions ont semble-t-il eu lieu dans une maison particulière lors d’une descente de police, à une heure d’intervalle, suivies d’un échange de coups de feu.

Sur une capture d'écran de vidéosurveillance qui a fuité dans les médias locaux, on voit le kamikaze s'avancer sur le parvis de l'église, vêtu d'un jean, de baskets, d'un tee-shirt, un peu ployé sous le poids d'un sac de randonnée. Sur une vidéo prise par hasard par un fidèle et diffusée sur les réseaux sociaux avant qu'ils ne soient bloqués par le gouvernement, on le voit pénétrer dans la nef et avancer de quelques pas au milieu de la foule qui commence à se lever dans les travées, la cérémonie touchant à sa fin. Enfin, sur un cliché pris par un enquêteur et que Libération a pu examiner, sa tête, arrachée du corps par la violence de l'explosion, est posée sur un banc, les yeux ouverts. L'auteur du plus grand massacre de dimanche a les traits fins, le teint plutôt clair, les cheveux coupés court et un collier de barbe noirs, et pourrait avoir entre 25 et 30 ans. Le même policier, qui a vu ses chaussures en arrivant sur place quelques minutes après l'attaque, affirme qu'elles faisaient «au moins 11 pouces de long [42-43, ndlr], ce qui est grand pour des pieds de Sri-Lankais». Alors que les autorités ont annoncé avoir arrêté 40 suspects, peut-être liés au groupe local radical islamiste National Tawheed Jamaath, le tueur de Saint-Sébastien n'était pas encore officiellement identifié lundi soir.

«Martyr»

L'attaque de leur église laisse les habitants du quartier sidérés. Ce grand monument élégant, peint dans des couleurs pastel et entouré de colonnades, avait été entièrement rénové l'an dernier pour son 150e anniversaire, des travaux se montant à 40 millions de roupies (soit 200 000 euros). C'était jusqu'à dimanche un «havre de paix», explique un prêtre de la paroisse, qui recopie depuis plusieurs minutes une liste de noms dans un grand cahier suranné, titré «registre des décès de l'archidiocèse». «C'est bien plus qu'une église, c'est un lieu de pèlerinage. Ici, nous portons une grande dévotion à saint Sébastien, mort en martyr à Rome», explique l'homme, vêtu d'une soutane blanche serrée par une large ceinture noire en tissu, comme tous les prêtres qui ont afflué ce jour pour une réunion avec l'archevêque. Negombo, parfois surnommé «la petite Rome» pour son nombre impressionnant d'églises, est un grand port de pêche situé sur la côte ouest du Sri Lanka, face à la pointe sud de l'Inde. Sa proximité avec l'aéroport, sa longue plage battue par les vents en font une étape prisée des touristes. A chaque carrefour trône un saint Sébastien au teint rose et aux yeux bleus, un peu efféminé, parfois casqué et armé d'une épée, parfois agonisant et criblé de flèches. Chaque mois de janvier, sa statue, conservée à l'intérieur de l'église, est portée en procession dans toute la ville. Ce jour-là, tous les quartiers, y compris ceux qui sont habités par une majorité de non-chrétiens, sont pavoisés pour l'occasion. «Chrétiens, musulmans, hindous et bouddhistes viennent de loin pour prier devant les reliques du saint, s'asperger avec l'eau du puits, considérée comme miraculeuse, reprend le prêtre. Chacun a ses propres rites, mais tous lui vouent un culte profond, et partagent la même croyance dans le pouvoir de guérison de saint Sébastien.»

Dans la grande île de 65 000 km², la religion n'est pas une mince affaire. Lors de la venue du pape François, en janvier 2015, un million de personnes auraient assisté à sa messe. Le catholicisme n'est pourtant que la quatrième religion du pays, représentant 7 % des 21,4 millions d'habitants. La plupart sont des catholiques convertis par les Portugais au XVIe siècle. On compte également des protestants laissés dans le sillage des Néerlandais au siècle suivant, ainsi que 10 % de musulmans et 12 % d'hindous. Le culte principal reste le bouddhisme, suivi par les trois quarts de la population.

Prasa (1), 35 ans et les cheveux courts, vit à Colombo, où elle travaille pour une compagnie aérienne allemande. Elle est bouddhiste et son mari, Dileepa, catholique. Tous deux sont arrivés samedi chez les parents de Dileepa pour passer le week-end de Pâques en famille. Dans la vaste maison fraîche au jardin bien entretenu, comme la plupart des habitations du quartier, elle explique comment ils ont décidé d'assister à la messe du samedi soir, de 19 heures à 21 heures, pour pouvoir aller prier au temple bouddhiste le lendemain matin. «Mon beau-père va normalement à l'église le dimanche, mais il a tenu à nous accompagner, même si ça le faisait coucher tard. Cela l'a peut-être sauvé. C'est un miracle», lâche-t-elle, émue, rappelant qu'ici, «tout le monde croit aux miracles». Le lendemain, lorsqu'il a entendu l'explosion, son beau-père a couru à l'église. «Il a vu le sang, les cadavres éparpillés, des mains détachées des corps. Il est choqué.» Dileepa fait défiler sur son ordinateur les photos qu'il avait prises en janvier, lors de l'inauguration, puis celles de la désolation photographiée par des survivants.

Selfies

Sur l'écran de la grande télévision du salon, défilent publicités et flashs info sur les attaques. Les programmes de divertissement ont été annulés. Prasa montre la maison d'en face, dont le propriétaire a été tué, et dont l'épouse, paraît-il, a perdu la raison depuis l'attentat. Puis celle d'à côté, où deux hommes ont été grièvement blessés et sont toujours hospitalisés. «Dans notre rue, nous avons été plutôt épargnés. Mais près de l'église, il y a des morts dans toutes les maisons, s'attriste-t-elle. Dans le quartier, il y a des bouddhistes, des catholiques, des musulmans. Tout le monde se connaît, on est tous plus ou moins parents ou amis. C'est une terre pacifique, où personne n'aurait jamais pensé qu'une chose pareille arriverait. C'est forcément quelqu'un qui est venu d'ailleurs.»

Dans les jardins des maisons situées le long de l’église, des barnums ont été montés, des chaises en plastique marron sont alignées à l’ombre, des lamentations s’échappent des fenêtres ouvertes. Des soldats patrouillent. Deux corbillards se frayent un chemin dans la rue encombrée de rickshaws multicolores, de scooters chargés de familles entières, de vélos et de 4×4 officiels. Les badauds se hissent sur la pointe des pieds le long du mur pour apercevoir l’église, fermée au public, certains font des selfies. Les médias sont autorisés à entrer dans l’enceinte, à s’approcher des fenêtres, vaguement bouchées par des tissus tendus éclaboussés de sang. Les équipes de police scientifique s’activent à l’intérieur, prennent des photos, font des prélèvements dans une odeur épaisse. Sur la terrasse qui entoure l’église, des escarpins, des sandales décorées de sequins, des voiles brodés gisent dans des flaques de sang.

Démineurs

A l'hôpital Nigamur, dans le grand dortoir des femmes, familles, soignants, médecins s'activent. Quelques lits en fer sont vides. Les blessés légers sont rentrés chez eux, les cas les plus graves ont été transférés vers l'hôpital national de Colombo. Des fillettes dorment, prostrées dans la chaleur. Beaucoup ont des pansements à la tête, blessées par la chute des tuiles et les éclats de verre. «Si vous étiez venue dimanche, vous auriez vu ce qu'est l'enfer sur terre, témoigne un médecin, légèrement tremblant. Les cadavres s'entassaient par terre au rez-de-chaussée, les blessés affluaient avec des hémorragies internes, des lacérations, des obstructions des voies respiratoires. Beaucoup avaient été touchés par les centaines de billes de métal projetées dans toutes les directions, comme autant de balles de revolvers. Beaucoup d'enfants étaient blessés au visage, aux joues, avaient la langue qui leur sortait de la bouche.»

Entre deux réunions, Chandhraguptha Ranasinghe, le directeur de l'hôpital, explique que les blessés ont pu être pris en charge très vite grâce aux exercices annuels de prévention des catastrophes et au réseau de structures de santé préparés à faire face à un tel afflux de blessés. Beaucoup ont été transportés directement à Colombo par les soldats et les forces de sécurité. «A partir de demain, nous allons mettre en place un programme d'aide psychologique pour les survivants, qui sont nombreux à avoir perdu un frère, une mère, un enfant…» Il se dit touché que la tour Eiffel ait été éteinte dimanche soir en hommage aux victimes. Il est 18 heures, un orage s'abat sur la ville. Cristi, 39 ans, ne lâche pas son téléphone. Il contourne le blocage des réseaux sociaux grâce à un VPN. Sur la conversation WhatsApp de son groupe de fitness, on s'échange photos, vidéos et les dernières nouvelles de Colombo. Elles ne sont pas bonnes. Deux bombes ont été trouvées lundi, l'une près de l'aéroport, l'autre dans un van blanc. Des démineurs les ont fait exploser. Chacun craint la prochaine attaque. «Dans ce cas, c'est sûr, dit Cristi, le courant sera coupé par les autorités, pour éviter la propagation des images.» Un nouveau couvre-feu a été déclaré pour vingt heures. Et à 10 heures, ce mardi matin, l'archevêque célébrera une messe géante et un enterrement religieux général dans le cimetière de Katuwapitiya.

(1) Le prénom a été modifié.

Une version précédente de cet article faisait, à tort, état de 38 corps non-identifiés.