Au rez-de-chaussée du Kingsbury, un des fleurons hôteliers de Colombo, des machines de musculation sont alignées face à la mer derrière de grandes baies vitrées. Juste au-dessus, de grandes bâches volent au vent, laissant entrevoir la désolation : vitres explosées, plafond tombé, plafonniers pendants. Sur le front de mer de Colombo, le Kingsbury, le Cinnamon Grand et le Shangri-la, trois hôtels touchés par les attaques extrêmement meurtrières du dimanche de Pâques, tiennent dans un mouchoir de poche, à deux pas du palais présidentiel. Quatre jours après la série d’attentats-suicides revendiqués par l’Etat islamique qui a touché les trois hôtels de luxe et trois églises, le bilan a encore augmenté, avec 359 morts, dont 45 enfants, et 500 blessés. Et la polémique monte sur l’incurie du gouvernement d’un pays de 21,4 millions d’habitants qui n’a pas pris en compte les alertes lancées par les services de sécurité indiens.
Les autorités auraient-elles pu empêcher un tel massacre ?
Dans un courrier daté du 11 avril, l'inspecteur général adjoint de la police prévenait les services de sécurité d'«un potentiel plan d'attaques suicides». Le contenu de la lettre, que s'est procurée le New York Times, ne laisse aucune place à l'ambiguïté. «Les services secrets étrangers nous ont informés que Mohammed Cassim Mohamed Zaharan alias Zaharan Hashmi, le leader du National Thowheeth Jama'ath et ses fidèles préparent des attaques suicides dans ce pays. Elles pourraient viser des églises catholiques et l'ambassade de l'Inde.» Suivent le nom du village où se cache Zaharan Hashmi, l'adresse de son frère, Rilwan, «principal recruteur» et même son emploi du temps. Aussi incroyable que cela puisse paraître, cette lettre n'a déclenché aucune réaction. Selon le journal indien The Hindu, les enquêteurs indiens avaient découvert le complot lors d'un interrogatoire d'un sympathisant de l'Etat islamique dans le Tamil Nadu, dans le sud de l'Inde, il y a six mois. Deux autres alertes ont été lancées dans les jours suivants, y compris quelques heures avant la première attaque à l'église Saint-Sébastien de Negombo, qui a tué 102 personnes. «Il y a clairement eu une défaillance de la communication de renseignement au Sri Lanka», a reconnu mercredi le vice-ministre de la Défense, Ruwan Wijewardene. Le président sri-lankais, Maithripala Sirisena, a demandé au chef de la police nationale et au secrétaire à la Défense de démissionner. En revanche, les observateurs s'accordent à dire que la gestion de la crise depuis dimanche (enquête, déploiement des forces de l'ordre, couvre-feu, état d'urgence) est plutôt efficace.
Comment une telle erreur a pu être commise ?
Les terroristes ont bénéficié d'une situation politique exceptionnelle avec un schisme au sommet de l'Etat. Le 26 octobre, le président de la République a limogé par surprise son Premier ministre, Ranil Wickremesinghe, et l'a remplacé par l'ancien homme fort du pays, Mahinda Rajapakse, défait dans les urnes en 2015. Le Premier ministre déchu s'est barricadé dans sa résidence, et au bout de sept semaines de chaos politique, a été réintégré dans sa fonction. Depuis, deux factions se partagent le sommet de l'Etat. Le Premier ministre, qui n'était plus invité aux conseils de sécurité depuis le mois d'octobre, affirme n'avoir pas été mis au courant de ces alertes, ni les membres de son cabinet. Selon Paikiasothy Saravanamuttu, chercheur au Centre pour les politiques alternatives, un think tank indépendant, «toute la lumière devra être faite sur les divisions au sein du pouvoir qui ont permis cet échec d'une telle ampleur. Si elle est menée sans épargner les responsabilités de qui que ce soit, l'enquête montrera peut-être qu'il y avait une sorte d'"Etat souterrain" au sommet du pouvoir, avec un agenda différent de celui du gouvernement actuel». La vitesse avec laquelle les autorités ont procédé aux arrestations, remontant en quelques heures à des terroristes qui se sont fait sauter à l'arrivée de la police, montre que toutes les informations étaient disponibles, mais qu'elles n'ont pas été exploitées. Par ailleurs, il faut noter que, depuis la fin du conflit entre rebelles tamouls et forces gouvernementales, qui a ensanglanté le pays de 1983 à 2009, le Sri Lanka, soulagé de vivre en paix, avait supprimé les check-points et autres mesures de sécurité, comme le contrôle des sacs. Ce qui peut l'avoir désigné comme un terrain d'action vulnérable.
Que sait-on des auteurs des attaques ?
Les autorités ont désigné le National Thowheeth Jama'ath (NTJ), un groupe islamiste local et qui n'a pas revendiqué le massacre, expliquant qu'il «aurait bénéficié d'aide extérieure». Mardi, l'organisation Etat islamique a affirmé sur son site de propagande Amaq que «les auteurs des attaques ayant visé des ressortissants des pays de la coalition [contre l'EI] et les chrétiens au Sri Lanka avant-hier sont des combattants de l'EI», diffusant des images de huit jihadistes habillés de noir et masqués, à l'exception de Zaharan Hashmi, prêtant allégeance au chef de l'organisation, Abou Bakr al-Baghdadi. La revendication mentionne une «revanche» de l'attaque terroriste de Christchurch, du 15 mars. Mais il semble impossible qu'une telle attaque coordonnée ait été organisée en si peu de temps. Selon le vice-ministre de la Défense, les massacres auraient été perpétrés par une «faction dissidente»du NTJ, dont le leader serait mort dans l'attaque du Shangri-La - ce dernier est suspecté d'avoir utilisé les villes indiennes de Chennai ou Bangalore comme bases arrière. Selon une source citée par The Hindu, deux suspects sont des militants de l'EI rentrés de Syrie et d'Irak, et 139 personnes membres du NTJ et de groupes associés ont été identifiées, même si toutes ne sont pas liées aux attaques. En 2016, le ministre de la Justice avait révélé qu'une trentaine de Sri-Lankais avaient rejoint les rangs de l'Etat islamique en Syrie.
Neuf kamikazes, dont une ou deux femmes, auraient péri dimanche. On sait juste qu'ils viennent «des classes moyennes et supérieures de la société sri-lankaise, avec des familles plutôt stables», l'un d'entre eux ayant étudié en Grande-Bretagne et en Australie. Un quatrième projet d'attentat contre un quatrième hôtel de luxe de la capitale aurait échoué, et des terroristes seraient toujours en liberté. Selon le journal indien The Hindu, une deuxième équipe de terroristes était programmée. Mercredi, soixante personnes avaient été arrêtées dans le cadre de l'enquête, et le FBI travaillait sur les lieux d'attentat pour identifier les explosifs utilisés.
Pourquoi avoir ciblé des églises ?
Le choix des sites chrétiens laisse les observateurs perplexes, compte tenu des bonnes relations qu'entretiennent les communautés chrétienne et musulmane, cette dernière étant qualifiée de «très pacifique et modérée en général» par Paikiasothy Saravanamuttu. Ce mercredi, à Colombo, les mosquées arboraient de grandes affiches condamnant les attaques. Malgré les craintes de représailles contre les citoyens musulmans, et les messages de haine qui circulent sur les réseaux sociaux en dépit des blocages, Mohamed Faisal, 41 ans, qui discute sur le trottoir avec deux de ses amis, un hindou et un bouddhiste, assure qu'il n'a ressenti aucune animosité dans son quartier, où vivent en harmonie toutes les communautés. Des responsables politiques appelaient néanmoins à interdire les burqas pour des raisons de sécurité. Dans une vidéo qui circule sur le web, non authentifiée, on voit un homme déguisé en femme, avec des faux seins et une burqa, être arrêté dans le cadre de l'enquête. Mohamed Faisal insiste sur le fait que traditionnellement, l'islam soufi pratiqué au Sri Lanka ne demande pas aux femmes de se voiler le visage. Depuis une quarantaine d'années, ces pratiques se sont développées dans la société sous l'influence wahhabite imposée par les richissimes pays du Golfe. Le fait que l'église Saint-Sébastien de Negombo soit également un sanctuaire fréquenté par les fidèles des trois autres religions, y compris des musulmans, laisse penser que les attaquants ont voulu toucher profondément la société, et pas seulement les chrétiens. Un responsable du culte islamique rencontré par Libération a d'ailleurs affirmé que quatre musulmans avaient péri dans les attaques.
Et le choix des hôtels ?
Depuis les deux dernières années, la situation économique du Sri Lanka se dégrade. Même si la fin de la guerre civile en 2009 a permis un redémarrage du pays, depuis un an ou deux la population voit se dégrader sa situation économique. «Une des causes est une corruption énorme de part et d’autre de l’échiquier politique», expliquait Eric Paul Meyer, professeur émérite à l’Inalco, cet hiver à Libération. Une des plus importantes recettes du pays était jusqu’à la semaine dernière le tourisme, un secteur en plein essor depuis la fin de la guerre civile. Or, le choix de trois hôtels situés en bord de mer, au cœur de la capitale, fréquentés par des étrangers (près d’une quarantaine auraient péri), montre une volonté de créer le chaos en privant l’Etat de ses ressources. Quatre jours après les attaques, les rues de Colombo étaient toujours vidées de leur circulation, certaines boutiques fermées faute de clients. Un conducteur de rickshaw, ces triporteurs à moteur omniprésents dans l’île, explique que ces dernières années, son business marchait de mieux en mieux, lui rapportant entre 20 et 25 euros par jour. Mais qu’il n’a transporté aucun client depuis quatre jours, alors qu’il a une femme et deux enfants à nourrir. A six mois de l’élection présidentielle, les attaques pourraient favoriser le retour au pouvoir de l’autoritaire et népotique Mahinda Rajapakse, qui avait mis fin en 2009 à vingt-six ans de guerre civile en ordonnant un assaut contre la rébellion, retranchée avec plus de 330 000 civils dans le Nord-Est.