Ce fut un moment de grâce, ressenti à l’échelle planétaire : il y a tout juste vingt-cinq ans, le 27 avril 1994, les premières élections multiraciales se déroulaient en Afrique du Sud. A l’issue de quarante-six années d’apartheid, prolongeant trois siècles de ségrégation raciale, 23 millions de Sud-Africains étaient appelés aux urnes, pendant deux jours, afin d’élire le Parlement qui désignerait le nouveau Président du pays. Avant même le vote, son nom était connu : Nelson Mandela, le leader du Congrès national Africain (ANC), libéré quatre ans auparavant, à l’issue de vingt-sept années d’emprisonnement, était alors le héros incontesté de cette transition pacifique.
Il s’agissait presque d’un miracle tant ces années de négociations ont été émaillées de reculs, de violences et d’incertitudes. A la veille du scrutin, les craintes d’un dérapage n’étaient pas éteintes. Un mois avant le vote, les Zoulous de l’Inkatha, mouvement régionaliste farouchement opposé à l’ANC, organisent une manifestation sanglante, faisant plus de 30 morts, au centre de Johannesburg, la capitale économique. L’extrême droite blanche, déjà responsable d’une série d’attentats meurtriers, menace de perturber le scrutin.
Ce 27 avril, tous les regards sont donc tournés vers l'Afrique du Sud avec autant d'espoirs que d'inquiétude. Et pourtant, le pire ne s'est pas produit. Devant les bureaux de vote du pays, des files interminables d'électeurs se sont formées. Blancs, Noirs, Métis, Indiens, côte à côte, réunis pour la première fois. Une semaine plus tard, c'est un Mandela tout sourire, esquissant quelques pas de danse, qui fera son entrée sur la scène du Carlton Hôtel de Johannesburg pour confirmer la victoire de l'ANC avec 63% des voix.
Euphorie et amertume
Vingt-cinq ans plus tard hélas, alors que le pays se prépare à voter le 8 mai pour des élections générales, le souvenir de cette euphorie laisse un goût amer. Mandela n'est resté au pouvoir que le temps d'un mandat. Ni lui ni ses successeurs, le très libéral Thabo Mbeki puis le très corrompu Jacob Zuma, n'ont réussi à rompre de manière significative avec l'héritage de l'apartheid.
Malgré l'émergence d'une petite classe moyenne noire et la mise en place d'une politique de discrimination positive, l'Afrique du Sud demeure l'un des pays les plus inégalitaires au monde. Et l'apparition de SDF blancs qui font la manche aux carrefours routiers des grandes villes ne change pas cette injustice structurelle: 20% des foyers noirs vivent encore dans une extrême pauvreté contre 2,6% des foyers blancs.
Et la situation ne s’améliore pas: Le chômage touche 27% de la population active, deux points de plus qu’en 2015. La croissance économique, qui atteignait plus de 5% par an jusqu’en 2007, n’a ensuite cessé de ralentir, limitée à 0,8% en 2018. Dans le pays le plus industrialisé du continent, les coupures de courant sont désormais récurrentes, notamment à Johannesburg, et des pénuries d’eau affectent régulièrement la ville du Cap, la capitale parlementaire. L’exode rural, les campagnes restant les zones les plus démunies, a fait exploser la population urbaine, limitant les effets des programmes de construction massive de logements après 1994.
Cet échec s'explique aussi par le désastre absolu des neuf années de pouvoir de Jacob Zuma, destitué en février 2018, marquées par une corruption généralisée et des scandales à répétition.
Mais le ver était peut-être dans le fruit dès les négociations qui ont précédé le vote historique d'avril 1994. Comme le raconte l'essayiste canadienne Naomi Klein dans «la Stratégie du choc», publié en 2007, les leaders de l'ANC sont tombés dans le piège que leur tendaient les anciens maîtres du pays. Notamment en acceptant de dissocier les négociations sur l'avenir politique de celles sur la nouvelle donne économique.
«Vie meilleure pour tous»
Ces dernières, souvent présentées sous un angle «technique», mobilisaient peu les héros de la lutte anti-apartheid, focalisés sur le contrôle du pouvoir politique pour accomplir leur promesse d'une «vie meilleure pour tous», le slogan des élections de 1994. Il n'en sera rien.
Ayant accepté le principe d’une banque centrale totalement autonome, pilotée de surcroît par le même homme qui la dirigeait sous l’apartheid, alors que le ministre des Finances du régime raciste restait également en place, les futurs dirigeants assumèrent dans la foulée les dettes de l’Etat, celui de l’apartheid.
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Limité dans ses ressources, comme dans sa marge de manœuvre, le nouveau pouvoir «avait les clés de la maison mais pas la combinaison du coffre-fort», écrit Naomi Klein. Il devra vite renoncer à ses réformes les plus audacieuses ou généreuses.
Dès 1996, le tournant est assumé : se met alors en place un programme économique très libéral, privilégiant notamment les privatisations, plutôt que les nationalisations promises. Oubliée également la réforme agraire qui aurait permis de redistribuer une partie des terres spoliées depuis l’époque coloniale. Cette réforme est cependant à nouveau d’actualité, réclamée par une partie de l’ANC, toujours au pouvoir mais fortement divisé, voire fragilisé.
Car dans tout le pays, le désenchantement et une colère sourde marque ce vingt-cinquième anniversaire des premières élections multiraciales. Le nouveau président désigné après le départ de Zuma, Cyril Ramaphosa, fut l'un des négociateurs politiques lors de la transition. Saura-t-il changer la donne? Même s'il est déjà assuré d'être élu, tout dépendra de son score lors des élections générales du 8 mai. Certainement les plus cruciales pour l'avenir du pays depuis celles de 1994.