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Espagne : la gauche gagne la mise, l’extrême droite gâche la fête

Le social-démocrate Pedro Sánchez, qui a remporté les législatives dimanche, devra trouver des alliés pour gouverner faute de majorité absolue. Malgré cette victoire, les 24 sièges remportés par le parti ultranationaliste Vox ont de quoi inquiéter, plus de quarante ans après la fin du franquisme.
Pedro Sánchez, le Premier ministre espagnol. (Photo Carlos Spottorno. PANOS-REA)
publié le 29 avril 2019 à 20h56

Ces dernières semaines, la plupart des enquêtes d’opinion donnaient gagnant l’actuel chef du gouvernement, le socialiste Pedro Sánchez. Pour autant, étant donné l’importance du nombre d’indécis estimé par les instituts de sondage, autour de 30 % des 36 millions de votants, ainsi que la volatilité de l’électorat, le pays entier était en haleine dans l’attente des résultats définitifs des législatives anticipées. Quoi qu’il en soit, personne n’avait prévu une victoire aussi ample du leader socialiste, et encore moins le fiasco du Parti populaire, l’alter ego du PSOE depuis le retour de la démocratie en 1975.

Pourquoi un tel succès de Pedro Sánchez ?

A l'issue des deux débats électoraux du début de semaine dernière, beaucoup d'observateurs craignaient que Pedro Sánchez, peu à l'aise et visiblement nerveux, ne puisse moissonner autant de suffrages que l'indiquaient les sondages. D'autant que le candidat de Vox, Santiago Abascal, ne participait pas à ce débat. Et pourtant : le chef de file socialiste a convaincu, réussissant à mobiliser cette part de son électorat qui, lors des deux dernières législatives, ne s'était pas rendue aux urnes. «Indéniablement, souligne le directeur du journal El Español, Pedro J. Ramírez, Sánchez a bénéficié de la crainte qu'inspirent les ultras de Vox à beaucoup d'Espagnols.» Mais pas seulement : «Même si son gouvernement a duré peu de temps, estime le politologue Fernando Vallespín, il n'a pas démérité.» Surtout, explique l'analyste Antoni Puigverd, «Sánchez, c'est le triomphe de la modération. Or, malgré de fortes tensions, au milieu du bruit que font les partisans des solutions incendiaires, persiste en Espagne le désir de réconciliation».

Quelle coalition possible ?

Arithmétiquement, la coalition logique serait celle qui unirait les socialistes et les libéraux centristes de Ciudadanos, dont le leader, Albert Rivera, tente de suivre les traces de Macron et d'En marche. On comptabiliserait ainsi 180 députés, soit au-dessus de la fatidique barre des 176 députés. C'est aussi la solution rêvée pour Bruxelles, les marchés et les milieux économiques espagnols. L'ennui, c'est que la plupart des militants - comme ceux réunis dimanche devant le siège madrilène - n'en veulent rien savoir. «Et puis, ce n'est ni le désir ni l'intérêt d'Albert Rivera qui cherche l'hégémonie à droite. En aucun cas Ciudadanos ne veut être une force auxiliaire des socialistes», tranche Enric Juliana, du journal la Vanguardia. Sur sa gauche, Pedro Sánchez comptera sur un Podemos assagi, qui souhaite entrer au gouvernement, sur les nationalistes basques modérés, une pléiade de petites formations. Le hic : pour obtenir la majorité absolue, Sánchez devrait sûrement négocier avec les séparatistes catalans d'Esquerra, dont le leader, Oriol Junqueras, est actuellement jugé à Madrid.

Comment expliquer l’entrée de Vox au Parlement ?

Il y aura un avant et un après. Grâce à ce qu'on appelle ici le «vaccin» que constituent une guerre civile (1936-1939) et quatre décennies de dictature national-catholique, l'extrême droite était pour ainsi dire inexistante. Seuls quelques groupuscules sans aucune représentation parlementaire, et Vox, créé en 2013, scission du Parti populaire, mais sans aucune incidence sur la vie politique. Le déclic, ce furent les législatives régionales en Andalousie en décembre 2018, et l'obtention de 400 000 suffrages et 11 % des voix. Depuis, Vox était sur toutes les bouches. En parallèle, Santiago Abascal, un Basque animé par le ressentiment d'avoir subi les menaces d'ETA, a su répandre très vite son mouvement sur tout le territoire. «10 % des votants et 24 sièges : en soi, le résultat est notable car Vox part de zéro, analyse le journaliste Andrea Rizzi. Pour autant, cela reste en deçà des autres partis populistes européens.» Explication avancée : quoiqu'admirateur du Hongrois Orbán ou du Polonais Kaczynski, Santiago Abascal demeure confus sur ses positions idéologiques, et son europhobie moins bien capitalisée qu'ailleurs.

Pourquoi les droites ont-elles obtenu un score aussi faible ?

Ce scrutin a confirmé une tendance quant à la partie droite de l'échiquier. Depuis la transition, le Parti populaire était en situation d'hégémonie, abritant en son sein centristes libéraux, conservateurs, démocrates-chrétiens et extrémistes. Or, deux événements sont venus perturber cette tranquille domination. Les affaires, tout d'abord : la multiplication des scandales a provoqué l'apparition de Ciudadanos, qui a fait de la «régénération démocratique» sa vertu cardinale. Le conflit catalan, ensuite : la conduite jugée molle de Mariano Rajoy, l'ancien chef de file, face à la dérive sécessionniste en Catalogne a provoqué un sentiment patriotique dans le pays, dont Vox et Ciudadanos, ont été les principaux bénéficiaires. «En conséquence, dit l'analyste Gabriela Cañas, le Parti populaire a vu son électorat grignoté par ces concurrents. Aujourd'hui, Ciudadanos lui dispute même le leadership à droite.» Autre facteur : le fait que le jeune leader du PP, Pablo Casado, ait, durant toute la campagne, singé les manières brusques de Vox et repris une partie de son discours homophobe, islamophobe et réactionnaire.

Quelles sont les prochaines étapes ?

Dimanche soir, le directeur du média en ligne El Diario, Ignacio Escolar, affirmait que ce scrutin n'est en réalité qu'un «premier tour d'un grand tourbillon électoral». En effet, le 26 mai, l'Espagne votera non seulement pour les européennes, mais aussi pour les municipales et les régionales. C'est la raison pour laquelle tous les choix postélectoraux doivent tenir compte des enjeux du prochain multiscrutin. «Cela aura une incidence sur la politique des alliances, précise l'écrivain Sergio del Molino. Par exemple, si le socialiste Sánchez établit un pacte avec Podemos pour gouverner le pays, cette stratégie devrait pouvoir s'appliquer à l'échelle européenne, locale et régionale.»

Quant aux deux partis de la droite classique, le PP et Ciudadanos, ils vont devoir sans tarder définir leurs positions vis-à-vis des ultras de Vox. Pour l’heure, ces trois partis gouvernent ensemble en Andalousie et n’écartent pas de le faire dans des municipalités et d’autres régions. Ce qui n’est pas du goût de plusieurs partis de la droite européenne, hostiles à l’idée de s’allier avec le populisme de la droite radicale.