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Libération
Reportage

«Il ne suffit pas de dire : "Les Noirs doivent devenir propriétaires"»

Des agriculteurs de la province du Nord-Ouest jugent la redistribution des terres au profit de la population noire nécessaire pour la sécurité du pays mais ils craignent l’expropriation.
par Patricia Huon, Envoyée spéciale dans la province du Nord-Ouest
publié le 3 mai 2019 à 20h26

Short en jean, bottines usées par la terre, Dre Schalekamp marche au milieu de rangées de tournesols séchés, prêts pour la moisson. Il s'inquiète des oiseaux qui tournoient dans le ciel et viennent picorer les graines sur les fleurs. Autour de lui, les champs s'étendent à perte de vue sur les plaines sèches et sans relief du veld, dans la province du Nord-Ouest, à environ 70 kilomètres de Johannesburg. «La propagande affirme que cette terre a été volée, dit-il. Mais chaque parcelle, je l'ai achetée et fait prospérer.» Dre est un boer, un fermier afrikaner (descendant des colons néerlandais). Un géant aux larges épaules, bosseur, pieux, Afrikaner jusqu'à la moelle. Trois générations de Schalekamp se sont succédé sur cette exploitation agricole. Dre, 48 ans, a commencé avec 130 hectares en 1992. Il en gère aujourd'hui 3 500, dont un tiers environ est couvert de champs de maïs. «Le coût de la main-d'œuvre et de l'équipement a augmenté et la marge de profit par hectare a diminué. Il faut une surface plus grande pour que [ça] soit rentable.»

Depuis quelque temps, les discussions sur de possibles expropriations sans compensation pour accélérer la redistribution des terres au profit de la population noire l'inquiètent. Contrairement à certains de ses compatriotes, il ne brandit pas, devant des visiteurs étrangers, le spectre du désastre économique ou de l'extermination des fermiers blancs. «Je pense que le gouvernement est conscient de l'importance de maintenir la sécurité alimentaire du pays, poursuit-il. S'ils n'ont pas à manger, les gens seront encore plus en colère.» Mais il avoue investir moins qu'avant et se sent «plus vulnérable».

Brutalité extrême. Un matin, à l'aube, l'agriculteur a été réveillé par un appel. Trois de ses vaches venaient d'être découvertes au bord de la route. Il n'en restait pas grand-chose, comme en témoignent des photos prises sur son téléphone portable : des boyaux et une oreille coupée, encore épinglée de l'étiquette de plastique orange, portant le numéro d'identification de l'animal. «Nous vivons des choses difficiles, dit-il, visiblement ému. Les enfants grandissent dans un environnement qui n'est pas très équilibré.»

Dans sa maison, sur son tracteur, il se sépare rarement de l'arme qu'il porte à la ceinture, il participe à des patrouilles collectives de surveillance trois à quatre nuits par semaine. «Nous ne prenons avec nous que des gens à qui nous pouvons faire confiance, lâche-t-il. Nous ne voulons pas finir en prison parce que quelqu'un pète les plombs et tabasse un type.» En janvier 2016, dans la campagne sud-africaine près du petit bourg de Parys, à une cinquantaine de kilomètres plus au sud, deux ouvriers agricoles noirs ont été pourchassés et battus à mort par des fermiers blancs. Les victimes auraient agressé leur patron, qui leur devait plusieurs mois de salaire. D'autres histoires similaires dans leur brutalité ont fait, ces dernières années, les gros titres des journaux. Bien plus que des faits divers, ce sont les symptômes écœurants d'une Afrique du Sud malade d'elle-même, condensés de racisme, de brutalité extrême, et de la confrontation de deux mondes qui ne se comprennent pas, et se maltraitent souvent.

Dans ce contexte, le discours circonspect du fermier Amos Njoro est une bouffée d'espoir. «Quand on parle de la question de la terre, il faut mettre de côté ses émotions, garder l'intérêt du pays en tête, et tenter de comprendre les différents points de vue. Enfin, quand les gens restent raisonnables», dit-il sourire en coin, assis à son bureau, des photos de ses trois enfants accrochées sur le mur derrière lui, avec ses diplômes. Amos a 47 ans. Il fait partie de la vingtaine de fermiers commerciaux noirs de la région. Il est fier de son parcours. «Mes parents cultivaient. Ils possédaient environ un hectare, raconte-t-il. Mais c'était un moyen de subsistance, pas un métier.» Grâce à une bourse, il intègre un collège d'agronomie, est employé par le ministère de l'Agriculture, puis dans le secteur agroalimentaire privé. En 2010, le gouvernement lui attribue une ferme de 115 hectares, avec un bail de trente ans. «A l'époque, souvent, les terres n'étaient pas données aux bonnes personnes. Cela dépendait plus de relations que des compétences, admet-il. Moi, j'avais de l'expérience, donc je m'en suis sorti.»

Il débute avec des céréales et des poulets. «Je les ai revendus pour acheter 6 vaches, dit-il. Aujourd'hui, j'en ai 57.» L'agriculteur loue des terres pour faire paître son bétail, et prévoit d'acheter 350 hectares supplémentaires. «On m'avait promis des aides sur cinq ans, mais après un an, c'était terminé. Pourtant, il faut au moins trois ans pour qu'une ferme soit rentable, explique-t-il. Parce que j'avais des contrats de consultance, j'ai pu me financer. Mais ce n'est pas facile pour les jeunes. Il leur faudrait plus de subventions, plus de formation.» Il constate l'échec de la réforme agraire, promise par le Congrès national africain (ANC) dès son arrivée au pouvoir en 1994.

«Il est évident que l'approche "acheteur volontaire, vendeur volontaire" n'a pas marché. Il suffit de regarder le faible pourcentage des terres du pays qui sont cultivées par des fermiers noirs, dit-il. Bien sûr, une redistribution est nécessaire. Mais pour qu'une réforme fonctionne, il ne suffit pas de dire : "Les Noirs doiventdevenir propriétaires." Si on parle d'exploitations agricoles, il faut des Noirs qui savent comment cultiver. Un politicien n'est pas un fermier». Mais en Afrique du Sud, la politique et la terre sont étroitement liées. «La terre est une métaphore des injustices historiques qui n'ont pas été réparées, estime Nomboniso Gasa, professeure à l'université du Cap et activiste de la lutte anti-apartheid. La demande de terres n'est pas seulement liée à l'agriculture. C'est avant tout un appel à résoudre la question des inégalités.»

A moins de trente minutes de route des fermes d’Amos Njoro et de Dre Schelkamp, des cabanes de tôle ont poussé sur la plaine, à proximité de la petite ville de Vereeniging. Entre les bicoques : quelques moutons, un potager, et la misère, aussi aveuglante que le soleil qui se reflète sur les toits de ce bidonville sorti de terre il y a quelques mois sur un terrain vacant qui appartient à la municipalité. La question foncière n’est pas seulement un phénomène rural.

Hospitalité. Le 10 avril, la police et les Red Ants, les «fourmis rouges», une compagnie de sécurité privée réputée pour ses interventions violentes, ont fait irruption pour expulser les squatteurs et détruire les habitations «illégales». Deux personnes ont été tuées dans les affrontements. Ceux qui le pouvaient ont commencé à reconstruire, d'autres s'entassent chez des voisins qui ont fait preuve d'hospitalité. «Je n'ai plus rien. Mon lit, mon frigo, mes papiers d'identité, tout a été brûlé», dit Grace Amos, 67 ans, debout devant les pans de métal cabossés et les morceaux de verre brisés de ce qui fut sa maison. La grand-mère porte un tee-shirt à l'effigie du Président, Cyril Ramaphosa, et une longue jupe verte, jaune et noire, couleurs de l'ANC. «Si nous voulons être libres, il faut une égalité. Ce n'est pas juste que les terres du pays appartiennent à un petit groupe de personnes. Et nous, on nous a oubliés ? interroge-t-elle. Je ne veux pas une ferme. Mais juste une parcelle pour construire ma maison.»