Thuma mina», «Envoie-moi». Cyril Ramaphosa ne choisit pas ses mots au hasard. Quelques jours après sa prise de fonction à la présidence d'Afrique du Sud, en février 2018, dans son premier discours devant le Parlement, il avait fait du titre d'une chanson de Hugh Masekela, légende du jazz et figure de la lutte contre l'apartheid, l'un de ses slogans. Il donnait déjà le ton de la campagne à venir. Issues d'un air de gospel populaire, les paroles mettent en avant les thèmes du sacrifice de soi et du nouveau départ dans la vie. Une promesse de changement aux accents messianiques. Un effort, aussi brillant que désespéré, de réunifier les Sud-Africains derrière lui, de redonner espoir à une nation fatiguée. L'Afrique du Sud était alors en pleine «Ramaphoria», une brève période d'euphorie qui a suivi l'éviction de son prédécesseur, Jacob Zuma, à l'issue de neuf années marquées par d'innombrables scandales de corruption. Depuis, les réformes tardent à venir, les doutes ont refait surface. Cyril Ramaphosa, vice-président devenu président, doit convaincre, il le sait.
«C'est un moment décisif de notre histoire. Il est temps de choisir entre le passé et l'avenir», lançait dimanche le chef de l'Etat dans le stade d'Ellis Park à Johannesburg, devant une foule vêtue des couleurs jaune, noir et vert du Congrès national africain (ANC). «C'est en travaillant tous ensemble que nous ferons prospérer l'économie, pour le bénéfice de tous.» Ce dernier grand meeting dans la capitale économique du pays, avant les élections générales qui se tiennent ce mercredi, se voulait une démonstration de force. C'était aussi une occasion pour Cyril Ramaphosa de réaffirmer sa volonté d'incarner une nouvelle image du parti au pouvoir depuis 1994. Son discours est un engagement, et un mea culpa au nom de son organisation. «Nous acceptons les critiques, dit-il. Nous admettons que certains ont délaissé l'intérêt du peuple pour s'enrichir. […] Nous n'abandonnerons pas notre liberté à la corruption.»
«Péché originel»
L'ancien mouvement de la lutte anti-apartheid traverse sa pire crise depuis l'avènement de la démocratie. Lors des élections municipales d'août 2016, le parti hégémonique a essuyé un revers cinglant - 54 %, son score le plus bas - et a perdu le contrôle d'une série de municipalités emblématiques, comme Johannesburg ou Pretoria, au profit de l'opposition. «Certains électeurs devraient revenir vers l'ANC. Mais ils voteront surtout pour Ramaphosa, estime la politologue Susan Booysen, professeure à l'Université Witwatersrand de Johannesburg. C'est un des arguments majeurs de sa campagne : un nouvel ANC vertueux, un parti transformé qui mérite à nouveau la confiance de la population.»
Costume anthracite et cravate élégante devant le monde des affaires, blouson de cuir et casquette ornée du logo de l'ANC lorsqu'il serre des mains entre les cabanes délabrées des townships, Cyril Ramaphosa, 67 ans, est un caméléon qui se veut rassembleur. Il coupe l'herbe sous le pied de Julius Malema, le bouillant leader des Combattants pour la liberté économique, lorsqu'il promet une redistribution des terres aux millions de déshérités noirs d'Afrique du Sud et la réparation du «péché originel» des colons blancs, si besoin sans compensation. Mais à Stellenbosch, dans la province du Cap-Occidental, le mois dernier, il lance : «Si je pouvais, j'attacherais les Sud-Africains blancs à un arbre, et je leur dirais :"Ne partez pas. Je vous veux ici, dans ce pays".»
Intelligent, ambitieux, Cyril Ramaphosa a aiguisé ses armes de négociateur et de fin stratège au sein du mouvement syndical. Là où d’autres ont choisi l’exil, sous l’apartheid, il a préféré se battre à l’intérieur du pays. En 1987, à la tête du Syndicat national des mineurs (NUM), il lance la plus grande grève de l’histoire de l’Afrique du Sud, et fait chanceler le patronat.
Golf et single malts
Cyril Ramaphosa est celui que Nelson Mandela aurait aimé voir lui succéder. Mais le dauphin du père de la nation arc-en-ciel est jugé trop jeune à l’époque, et c’est finalement Thabo Mbeki qui sera choisi par le parti. Déçu, Ramaphosa quitte la politique et se lance dans le business. Il devient l’un des hommes les plus riches du pays grâce à des parts acquises dans l’agro-alimentaire, la restauration, l’immobilier, la communication et le secteur minier. Amateur de golf, de single malts et de bétail de race, marié à la sœur du premier milliardaire noir sud-africain, Patrice Motsepe, Cyril Ramaphosa est un pur produit du Black Economic Empowerment (BEE), le système de discrimination positive mis en place afin de réparer les inégalités héritées de l’apartheid, qui a surtout profité à une élite noire proche du pouvoir. Il n’a cependant jamais été impliqué dans le scandale de «capture de l’Etat» qui a entaché l’administration de Jacob Zuma, et cultive son personnage de «Monsieur propre», capable de faire le grand ménage. Depuis son entrée en fonction, le Président a limogé un certain nombre de ministres, remplacé des dirigeants d’entreprises publiques mal gérées et obtenu des engagements pour de nouveaux investissements. Mais il reste prudent, afin d’éviter l’implosion d’un parti déjà profondément divisé. Plusieurs alliés de Jacob Zuma, qui ont trempé dans des affaires de corruption, continuent d’occuper des postes à responsabilités.
Dans ce contexte, Cyril Ramaphosa peut-il tenir ses promesses ? «Le Président a très certainement de bonnes intentions, dit l'analyste politique Ebrahim Fakir. Mais la pourriture est tellement ancrée, à tous les niveaux, jusque dans les municipalités, qu'il est impossible de faire place nette rapidement.» Le chef de l'Etat a aussi du mal à relancer une économie mal en point, à réduire le chômage endémique qui touche plus d'un quart de la population et les profondes inégalités qui minent la société. Malgré les critiques, l'ANC est certain de sortir vainqueur du scrutin et devrait conserver une confortable majorité au Parlement. Mais c'est peut-être la dernière chance qui lui est donnée de renouer avec ses idéaux.