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Libération
Récit

Turquie : l’illusion démocratique tombe à Istanbul

L’autorité électorale a annulé le résultat des municipales de la ville lundi, poussée par l’AKP du président Erdogan. Ekrem Imamoglu, le vainqueur de l’opposition, parle de «trahison».
Des militants pro-Imamoglu, maire d’Istanbul depuis quelques semaines, après l’annonce de l’annulation de l’élection, lundi. (Photo AFP)
publié le 7 mai 2019 à 20h36

C’est à sept voix contre quatre que le Haut Conseil électoral (YSK) turc a décidé lundi d’ordonner l’organisation de nouvelles élections municipales à Istanbul. Ekrem Imamoglu, candidat vainqueur de l’opposition, n’aura donc occupé le fauteuil de maire d’Istanbul, cœur de l’activité économique du pays, que quelques semaines. Suffisamment pour faire croire un moment qu’en Turquie, l’alternance politique peut se faire normalement.

Cette décision du YSK ébranle un peu plus la confiance de millions d'électeurs dans le processus électoral. Bien que le Parti de la justice et du développement (AKP) a toujours clamé son attachement à la démocratie grâce aux élections, son insistance à rejouer le scrutin à Istanbul écorne «l'option d'une transition pacifique du pouvoir à travers des élections», selon Halil Gürhanli, spécialiste des populismes et de la vie politique turque à l'université d'Helsinki. Depuis de nombreuses années, l'AKP, le parti du Président, Recep Tayyip Erdogan, est critiqué pour l'affaiblissement progressif des institutions démocratiques, transformant le pays en un régime autoritaire.

«Coup d’Etat»

Parmi les arguments évoqués pour demander l'annulation des résultats, qui se sont joués à quelques milliers de voix près, il y a notamment celui selon lequel certains présidents de bureaux de vote n'étaient pas des fonctionnaires, ce qui est contraire à la loi. Or ce sont ces mêmes présidents qui avaient été validés par le YSK, dont les membres sont en partie nommés par Recep Tayyip Erdogan. Ces présidents ont supervisé les élections des maires d'arrondissement et des conseils municipaux, toutes deux remportées par l'AKP. Elles n'ont pas été contestées ni annulées. De quoi faire dire à Ahmet Sik, député du parti pro-kurde HDP sur Twitter : «6 mai 2019, à nouveau il y a un coup d'Etat en Turquie».

La décision du YSK fait tomber le voile sur la fonction réelle des élections en Turquie. «La population n'accepterait pas un dirigeant non élu. Mais le pays abrite un autoritarisme compétitif, à savoir un régime autoritaire entretenant une apparence de démocratie», avance Howard Eissenstat, assistant professeur à l'université St. Lawrence, dans l'Etat de New York, membre du Project on Middle East Democracy.

Perdre Istanbul est certes une défaite symbolique pour Erdogan, qui en a été maire en 1994. Mais c’est surtout la perte du cœur des réseaux clientélistes, base de la vie politique turque, qui aurait motivé le pouvoir à prendre cette décision.

«Istanbul est une source gigantesque de revenus pour les cercles restreints de l'AKP, continue Howard Eissenstat. Les partis turcs fonctionnent différemment qu'ailleurs. Le chef concentre tous les pouvoirs et redistribue les bénéfices de ses réseaux clientélistes.» Pour cette raison, une fronde au sein de l'AKP est peu probable. Les frondeurs devraient avoir suffisamment de réseaux, un accès aux médias (verrouillés) et rassembler plus de 10 % des électeurs pour entrer au Parlement. L'agitation de personnalités, tel l'ancien Premier ministre Ahmet Davutoglu ou encore l'ex-président Abdullah Gül, est le symptôme d'un malaise au sein de l'AKP.

«Après seize ans au pouvoir, le parti souffre d'usure. Au sein de la base, certains critiquent la direction tant pour des raisons démocratiques qu'à cause de la gestion de l'économie», souligne Howard Eissenstat. Le pays est en récession, l'inflation frôle les 20 % et le nombre de chômeurs ne cesse d'augmenter.

Dilemme

Ce nouveau vote ne devrait pas changer la configuration du jeu politique turc. Le parti ultranationaliste MHP continue de profiter de son alliance avec l’AKP. De même pour l’alliance de l’opposition turque (kémalistes du CHP et nationalistes de l’IP), bénéficiant du soutien tacite du Parti démocratique des peuples (HDP). Plusieurs formations, dont le Parti communiste de Turquie et le Parti de la félicité, islamiste, ont annoncé leur ralliement à un Imamoglu galvanisant les foules.

Lundi soir, ce dernier a exhorté ses sympathisants à ne pas perdre espoir : «Nous avons soif de justice, nous sommes la jeunesse turque qui croit en la démocratie. Les décideurs de ce pays sont peut-être dans l'ignorance, l'erreur ou même la trahison mais nous n'abandonnerons jamais.» Erdogan ne peut cependant pas prendre le risque de perdre à nouveau. «Il faut s'attendre à une augmentation de la violence et de la criminalisation de l'opposition», note Gürhanli. Plusieurs présidents de bureaux de vote sont déjà sous le coup d'enquête pour appartenance à une organisation terroriste. «Une nouvelle défaite l'affaiblirait considérablement», ajoute-t-il.

Cette «crise d'Istanbul» met le pouvoir face à un dilemme. Prendre le risque de paraître affaibli voire laisser s'échapper une partie de ses réseaux, mais garder son apparence démocratique. Ou piétiner le jeu électoral, quitte à pousser l'opposition à ne plus croire en une potentielle alternance pacifique. «Si l'opposition perd cette confiance et ne joue plus le jeu, la Turquie deviendra beaucoup moins stable, et plus difficile à gouverner», assure Howard Eissenstat.