Les applaudissements frénétiques font vibrer le sol sous lequel dorment les vestiges d'une mine de charbon. Les hurlements du bon millier de personnes debout qui scandent «nous voulons sortir, nous voulons sortir !» réveillent peut-être les fantômes du passé de la région, simplement baptisée «le nord-est» de l'Angleterre.
L’arène Rainton Meadows est plantée au milieu d’une petite zone industrielle, elle-même dressée au milieu des champs, à une dizaine de kilomètres de la bourgade historique de Durham. A l’extérieur, le parking détrempé par la pluie battante est plein de voitures de la marque du constructeur japonais Nissan. Les mines ont été depuis longtemps remplacées par l’industrie chimique, pétrochimique ou automobile. Sunderland est à moins de vingt kilomètres avec son usine Nissan - le plus important centre de production automobile du Royaume-Uni - qui emploie quelque 7 000 personnes. Une grande affiche promet une soirée mémorable vendredi prochain avec bingo et danse.
Mais ce samedi après-midi, la foule compacte - environ 1 300 personnes qui ont chacune payé 2,5 livres sterling (2,90 euros) -, serrée dans le hall vibrant sous le rock'n'roll, n'est là que pour une seule vedette, un revenant jamais vraiment disparu. «Décidément, je vais probablement finir comme le saint patron des causes perdues», lance Nigel Farage à la foule qui explose d'un rire où perce l'adoration. Très simplement, l'ancien dirigeant du parti europhobe Ukip, désormais à la tête du nouveau Brexit Party fondé il y a trois semaines, explique être là pour «sauver la Cause», le nouveau nom du Brexit, mais aussi pour «changer la politique pour de bon».
«On nous a humiliés»
A 55 ans, il est dans son élément, haranguant les foules de sa voix de stentor, sarcastique et simpliste à la fois. Il assène son message, se présente comme l'homme providentiel, obligé de sortir de sa retraite (très dorée, puisqu'agrémentée d'une série d'émissions de radio, sans oublier son poste de député européen dont il continue à toucher le salaire en dépit d'un absentéisme marqué) pour sortir le pays «du chaos où il se trouve». Il insulte tour à tour le négociateur en chef européen, Michel Barnier, le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, le coordinateur du Brexit au Parlement européen, Guy Verhofstadt, ou le président du Conseil européen, Donald Tusk, et la salle, chauffée à bloc, le suit comme un seul homme. «Ils nous disent que nous sommes des idiots, que nous ne savions pas ce pour quoi nous votions et je leur dis : "Allez au diable !"» lance-t-il. Les applaudissements les plus nourris sont pourtant ceux qui saluent les attaques contre la Première ministre conservatrice, Theresa May, et la classe politique britannique dans son ensemble. «L'accord de retrait de l'UE proposé par Theresa May ressemble à un acte de reddition signé par une nation qui aurait perdu la guerre, répète-t-il. C'est une menteuse en série. On nous a menti, on nous a laissé tomber, on nous a trahis, on nous a humiliés !» Et d'ajouter : «Quant à Jeremy Corbyn [leader du Parti travailliste, ndlr], comment lui faire confiance quand il a autant de positions qu'il y en a dans le Kamasutra ?» La salle hoquette de rire.
Depuis quinze jours, les meetings du Brexit Party font largement le plein. Les cibles sont judicieusement choisies : ce sont les régions où le «leave» l'a largement emporté. C'est le cas ici. Le 23 juin 2016, le Nord-Est a voté à une très large majorité en faveur de la sortie de l'UE. Seule la capitale de la région, Newcastle, à 30 kilomètres au nord, a choisi de rester dans l'UE, tout juste, à 50,7 %.
A dix jours des élections européennes les plus bizarres de son histoire, le monde politique britannique tangue encore un peu plus que lors de ces trois dernières années, depuis le référendum. Un sondage Opinium dans le quotidien The Observer révélait dimanche qu'avec 34 % des intentions de vote aux élections européennes, le Brexit Party dépassait le Labour (21 %) et les conservateurs (11 %) combinés. Plus inquiétant encore pour Theresa May et Jeremy Corbyn, dans un autre sondage ComRes, publié dans The Sunday Telegraph, le Brexit Party (20 %) dépasserait toujours le parti conservateur (19 %) relégué à la troisième place en cas d'élections générales. Le Labour obtiendrait 27 % des voix, ce qui ne lui permettrait pas de former un gouvernement. Après les récentes élections locales où ils ont été lourdement sanctionnés, conservateurs et travaillistes savent que les résultats des européennes risquent d'être encore pires. Ne serait-ce qu'en raison de l'absurdité de la situation.
«Sans-abri de la politique»
«Je suis candidat aux élections européennes, mais je ne devrais pas être là, on aurait dû avoir quitté l'Union européenne le 29 mars dernier», lance sur scène Brian Monteith, chauffeur de salle pour Nigel Farage et candidat du Brexit Party dans le Nord-Est. Les Britanniques sont appelés à voter le 23 mai (on vote toujours un jeudi au Royaume-Uni, mais les résultats seront connus le 26 comme dans toute l'UE) pour élire leurs 73 députés européens. Qui, peut-être, ne siégeront jamais au Parlement européen, ou siégeront très brièvement jusqu'au 31 octobre, nouvelle date officielle du Brexit. A moins qu'ils ne siègent pour plus longtemps en cas de nouvelle extension, voire d'annulation de la sortie de l'UE.
L’ambiguïté de l’exercice n’échappe à personne, au point que le parti conservateur n’a pas produit de manifeste électoral et ne fait pas vraiment campagne, alors que le Labour a présenté des propositions toujours aussi ambiguës, soutenant l’idée d’un second référendum tout en prônant le Brexit, tout en participant avec le gouvernement à des discussions dont personne n’imagine qu’elles puissent aboutir à un accord.
«Les seuls avec nous à avoir une politique claire, ce sont les libéraux-démocrates qui, eux, veulent rester dans l'Europe», confie Bryan Brown, 67 ans, consultant en management à Hartlepool, à 15 kilomètres de là. Membre du parti travailliste pendant trente-huit ans, soutien de Tony Blair, il a jeté sa carte du Labour il y a «trois, quatre ans : ça partait trop à gauche». Il vient de s'enrôler au Brexit Party pour 25 livres (29 euros), comme 90 000 autres, selon le parti. Pour lui, le parti est providentiel pour tous ceux qui sont devenus des «sans-abri de la politique» ces dernières années, déçus par les formations traditionnelles. «Je suis ici pour le respect du processus démocratique», ajoute-t-il en mettant en garde contre le risque «d'un mouvement de colère du peuple». A ses côtés, Glyn Dixon, 44 ans, qui travaille à Sunderland dans une compagnie énergétique, cite les gilets jaunes français. «En France, vous avez plus la culture de manifester, mais chez nous aussi, ça peut venir un jour.»
Pinte de bière
En prenant la tête de l'Ukip en 2006, dont le seul et unique objectif était la sortie de l'Union européenne, Nigel Farage avait réussi à éliminer l'extrême droite dure et fasciste du British National Party (BNP), pratiquement éradiqué de la carte politique britannique. A la suite du référendum de 2016, le leader a quitté la direction de son parti, qui s'est redéplacé vers l'extrême droite dure et a perdu des voix. Dans la salle de l'arène de Rainton Meadows, l'assemblée est certes en majorité d'âge avancé, mais le profil des participants est bien plus divers que celui d'un meeting typique de l'Ukip. Les participants sont des déserteurs du Labour et du parti conservateur, peu de défecteurs de l'Ukip. Le clip officiel de la campagne européenne du Brexit Party, très léché, insiste largement sur cette image. On y voit un étudiant, un médecin, une femme au foyer, de toutes les origines, accompagnés d'un slogan percutant : «Nous ne sommes pas racistes, nous sommes médecins, entrepreneurs, frères et sœurs. […] Nous sommes 17,4 millions de personnes» qui ont voté pour sortir de l'UE. «Notre politique est finie, il est temps d'en changer», lance Nigel Farage, qui ne cache plus son ambition de dépasser la question du Brexit. Les européennes seront une première étape. Puis viendront les élections générales, auxquelles il a pourtant été candidat à sept reprises et a échoué à sept reprises, en raison notamment d'un système électoral (scrutin uninominal à un tour) qui défavorise les petits partis.
Son éternelle pinte de bière à la main, Farage brandit son slogan final : «Le 23 mai, nous devons provoquer un tremblement de terre électoral.» En 2014, lors des dernières élections européennes, c'est pourtant ce qu'il avait déjà fait. Avec le plus grand nombre de voix dans tout le pays, l'Ukip avait remporté 24 sièges. Ce résultat avait convaincu le Premier ministre conservateur David Cameron de promettre l'année d'après un référendum sur l'UE, pour «régler définitivement ce problème», en espérant faire taire l'Ukip et Farage. On connaît la suite.