Les révolutions ne viennent jamais d’où on s’y attend. Lundi 6 mai, le Haut Conseil électoral (YSK) turc a annulé sur la base d’arguments douteux (des chefs de bureaux de vote n’auraient pas été fonctionnaires) l’élection municipale du 31 mars à Istanbul. Encore inconnu il y a quelques mois, Ekrem Imamoglu, candidat de l’opposition vainqueur avec 13 000 voix d’avance mais déchu de son mandat, s’est vu catapulté premier opposant au Président, Recep Tayyip Erdogan. Le 23 juin, date du prochain vote, il entend mener «une révolution pour la démocratie» méprisée, que le «Rais» se targue pourtant de défendre.
Tandem
Candidat inattendu du Parti républicain du peuple (CHP centriste, souverainiste) Imamoglu a mené une campagne discrète mais efficace. «Je suis un homme politique qui essaye de serrer la main de tout le monde», dit-il à Libération dans son bureau de la mairie d'arrondissement de Beylikdüzü, en périphérie d'Istanbul, dont il a été l'édile de 2014 à 2019. S'appuyant notamment sur la présidente du parti à Istanbul, Canan Kaftancioglu, qui prône l'ouverture aux femmes, aux classes populaires et aux jeunes, le tandem a réussi là où le CHP avait toujours échoué : en dépassant sa base et son image de parti élitiste. «Kaftancioglu a compris que l'enjeu principal du scrutin était de ramener les électeurs vers les urnes, de les faire à nouveau croire en l'utilité et la nécessité du vote», explique Deniz Yildirim, politologue et éditorialiste pour le quotidien d'opposition Cumhuriyet.
Les origines d'Imamoglu, né à Trabzon sur la mer Noire dans une famille pieuse et conservatrice, ne sont pas anodines dans le choix du parti. «A Istanbul, l'origine du candidat a son importance. Les politiques venus de la mer Noire y ont beaucoup d'influence», ajoute Aysen Uysal, professeure de sciences politiques à l'université Dokuz Eylül (1). En temps normal, Imamoglu, 48 ans, aurait pu être qualifié de social-libéral, notamment en raison de sa proximité avec les milieux d'affaires et de sa volonté de rupture avec l'AKP, le parti islamiste, nationaliste et conservateur, au pouvoir depuis 2002. «Je me vois comme un médiateur, pas comme un maire inaccessible au peuple», nuance-t-il.
Son orientation idéologique reste souple. Ou floue. Il célèbre ainsi aussi bien Alparslan Türkes, le fondateur du parti d'extrême droite MHP, antikurde, que Selahattin Demirtas, candidat emprisonné du parti prokurde HDP à la présidentielle de 2018. Des positions antagonistes assumées : «J'essaye de mettre en avant les bons aspects de tout le monde, de rassembler les différentes parties de la société», se justifie-t-il.
Paradoxalement, le système électoral mis au pas par le président Erdogan a fait d'Imamoglu le nouveau héros de millions de Turcs qui croulent sous les désillusions d'un régime de plus en plus autoritaire. Il l'a emporté dans la ville qui fut le berceau politique d'Erdogan quand l'opposition, divisée, avait perdu espoir. Malgré les appels au boycott du vote du 23 juin par une partie de la gauche turque, Imamoglu insiste. «Le peuple de Turquie croit en la démocratie, qui nécessite de la persévérance. C'est la raison pour laquelle nous devons nous présenter à nouveau.» Depuis le 31 mars, certains aimeraient même le voir s'opposer à Erdogan lors de la prochaine présidentielle, prévue en 2023.
Révélations
C'est que l'homme incarne la tentation d'une normalisation, d'une rupture avec l'hyperpolarisation politique, et d'une gestion transparente des affaires. «En parler est un moyen efficace de montrer que l'AKP n'a travaillé que pour d'Erdogan », dit Aysen Uysal. Imamoglu a déjà occupé le fauteuil de maire pendant dix-huit jours, au cours desquels il a diffusé en direct les conseils municipaux. Parfaitement conscient qu'Erdogan ne l'épargnera pas, Imamoglu a eu un aperçu de la gestion d'Istanbul par l'AKP. Il compte s'en servir et promet des révélations. C'est d'ailleurs ce qui aurait motivé le président turc (qui répète à l'envi que «Remporter Istanbul, c'est remporter la Turquie») à tout faire pour que l'élection soit invalidée. Avec un budget consolidé de plus de 8,5 milliards d'euros, le Grand Istanbul est le cœur du système clientéliste nourrissant les cercles proches du parti au pouvoir.
«Le budget de la métropole a été dilapidé au bénéfice du luxe et du confort de certaines personnes», fustige Imamoglu. Il évoque des logements ou des voitures de fonction, des fonds distribués à des organisations AKP-compatibles. Et confie : «Nous voulons montrer comment la ville a été gérée, et comment nous allons y remédier. Je ne vais pas agir en fonction d'une seule personne. Je vais être au service de 16 millions de personnes.» Pour cela, il va devoir d'abord se battre pour tenter de remporter à nouveau un scrutin qu'Erdogan, maître de tous les leviers de l'Etat, ne peut se permettre de perdre une deuxième fois.
(1) Suspendue depuis juin pour avoir signé la pétition des «universitaires pour la paix».