L’émeute a été aussi longue que sanglante. Il était 21 h 30 dimanche lorsque des membres de l’Etat islamique (EI), détenus à la prison de Vakhdat, à une dizaine de kilomètres de la capitale, Douchanbé, poignardent à mort trois gardiens. Puis, «afin d’intimider les prisonniers», selon le ministère de la Justice du Tadjikistan, les jihadistes tuent cinq détenus. Ils se ruent vers l’hôpital de la prison, prennent plusieurs prisonniers en otage, déclenchent un incendie et tentent de s’enfuir. Les affrontements dureront plusieurs heures. A l’aube, les forces de sécurité finissent par reprendre le contrôle de la prison et de ses 1 500 détenus. 24 membres du groupe d’assaillants ont été tués, 35 arrêtés et les otages libérés.
L’un des meneurs de la révolte de dimanche a été rapidement identifié. Il s’agit de Behrouz Goulmourod, 20 ans et fils d’un ancien chef des forces spéciales tadjikes qui avait fait défection pour devenir l’un des cadres de l’EI en Syrie, où il a été tué en septembre 2017. Son fils avait écopé de 10 ans de prison après avoir tenté en vain de rejoindre les rangs de l’organisation en Syrie.
Porosité
Alors que le Tadjikistan, pays le plus pauvre d'Asie centrale souffrant d'une corruption endémique, compte moins de 9 millions d'habitants, plus d'un millier d'entre eux ont combattu avec l'EI en Irak et en Syrie, selon les autorités. Les services de renseignement occidentaux s'inquiètent aussi de la porosité de la frontière de 1 400 kilomètres avec l'Afghanistan. Connue pour sa perméabilité au trafic de drogue, elle est aussi un point de passage pour les combattants, venus du Moyen-Orient, d'Asie centrale ou de pays occidentaux, qui souhaiteraient rejoindre la branche afghane de l'EI, dite du Khorassan. En juillet 2017, un Français originaire de Marseille a été condamné à cinq ans de prison pour avoir tenté de le faire. Attaquée aussi bien par les forces de sécurité afghanes et l'armée américaine que par les talibans, la filiale afghane de l'EI compte environ 3 000 hommes, concentrés dans quelques districts de l'est afghan, à la frontière pakistanaise. Elle a revendiqué plusieurs attentats massifs ces dernières années, souvent contre la minorité chiite.
Le Tadjikistan est également infiltré. Dans son rapport de février au Conseil de sécurité, le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, s’inquiète de la volonté de l’EI de s’étendre en Asie centrale et de ses menaces d’attentats contre des rassemblements publics. En novembre, une révolte de jihadistes dans une prison de Khodjent (nord-est) avait fait au moins 26 morts. Elle avait été revendiquée par l’EI, tout comme l’assassinat de quatre touristes qui voyageaient à vélo en juillet 2018. Trois autres étrangers, dont un Français, avaient été blessés.
La revendication de l’EI n’avait pas empêché les autorités de nier le lien avec l’organisation jihadiste. Le gouvernement avait préféré imputer l’attaque au Parti de la renaissance islamique du Tadjikistan, un parti d’opposition pourtant jugé modéré par les Occidentaux et les organisations de défense des droits de l’homme. Créé en 1990, un an avant l’indépendance du pays, il a été interdit en 2015 et classé comme «organisation terroriste».
«Frustration»
Dans le même temps, le dictateur Emomali Rakhmon, 65 ans, au pouvoir depuis 1994, a promulgué une série de mesures censées contenir la montée du radicalisme. La police a désormais le droit de raser de force les hommes barbus et d'enregistrer les noms des femmes qui portent un hijab, voire de les arrêter. Les mineurs ont interdiction d'aller à la mosquée et les moins de 35 ans de faire le pèlerinage à La Mecque. «Les Tadjiks rejettent ces politiques qui ne s'appliquent qu'à certains citoyens, note un rapport de l'International Crisis Group (ICG). Les élites économiques ou politiques ne sont pas concernées. Les jeunes membres de gangs criminels et les fils d'officiels du gouvernement sont vus, eux, portant des barbes et leurs femmes vêtues de hijabs.» L'ONG rejette aussi les affirmations des services de sécurité selon lesquelles ceux qui rejoignent l'Etat islamique sont issus des rangs du Parti de la renaissance islamique. «Le refus du gouvernement de faire la différence entre des jihadistes violents et des individus visiblement pieux et non violents lui fait courir le risque de se faire encore plus d'ennemis. Cela contribue à accroître la frustration populaire qui pourrait se transformer en manifestations, voire en actions violentes», poursuit l'ICG.
Lors de la révolte de dimanche, deux figures du Parti de la renaissance islamique ont été tuées par les émeutiers. Un prédicateur célèbre, surnommé «Cheikh Temour», accusé d’avoir appelé à renverser le gouvernement et condamné à seize ans de prison, a aussi été assassiné. Cette fois, les autorités tadjikes ont reconnu la responsabilité de l’Etat islamique.