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Analyse

De Lublin à Varsovie, les deux visages de la Pologne

Malgré une croissance spectaculaire et de nombreuses aides de l’UE, l’est et l’ouest du pays se développent de façon très inégalitaire. Cette fracture force de nombreux habitants à quitter leur région natale afin de tenter leur chance dans une grande ville.
Malgré «le bruit, la saleté et le smog», de nombreux jeunes tentent leur chance à Varsovie. (Photo Inga Linderkopiecka. Getty Images)
publié le 21 mai 2019 à 19h36

Une histoire d’amitié typique en Pologne : Agnieszka est partie, Olga est restée. Les deux amies, 26 ans, se sont rencontrées au collège de Lubartow, une petite ville de la voïvodie (département) de Lublin, tout à l’est, à 80 kilomètres de la frontière ukrainienne. Elles adorent leur région, très verte, rurale et tranquille, mais quand il a fallu s’inscrire à l’université, l’inévitable question s’est posée : faut-il tenter sa chance à Varsovie, à Cracovie, à Londres, n’importe où sauf ici, la région la plus pauvre du pays ? Quelques années plus tard, les raisons d’hésiter ne manquent pas : comme les autres régions orientales polonaises, cette voïvodie accuse un retard de développement sur les régions occidentales, que les fonds européens n’ont pas encore permis de combler.

Un peu à reculons, Agnieszka a choisi Varsovie et sa prestigieuse école de commerce, doublée d'un master pour devenir professeure d'anglais, tout en travaillant pour payer ses études. Ce sont les «meilleures opportunités de carrière» qui ont été déterminantes, malgré «le bruit, la saleté, le smog et les bouchons» de la capitale. Pour Olga, qui a été professeure d'anglais et travaille aujourd'hui dans une banque à Lubartow, l'aspect financier a beaucoup joué : «Je suis restée vivre chez mes parents, j'avais juste le bus à payer.» Un village à 30 kilomètres de Lublin, qui lui demande quatre heures de trajet aller-retour. Et surtout, la famille : «A l'époque, mon petit frère n'avait que 2 ans, je n'ai pas voulu laisser mes parents s'en occuper tous seuls. Je place ma famille avant tout. Ce n'est peut-être pas très malin, mais sinon je serais malheureuse…»

La Pologne est divisée selon une ligne tracée au milieu du pays il y a plus de trois siècles, entre le royaume de Prusse à l'ouest et l'empire russe à l'est. Et dans les deux cas, en périphérie. «Ni les politiques de cohésion de l'Union européenne, ni le communisme n'ont réussi à gommer l'héritage du partage, explique Monika Stanny, directrice de l'Institut de développement rural et agricole. L'est, à la périphérie de l'empire russe, a été négligé par celui-ci, contrairement à l'ouest, qui a bénéficié des réformes de l'époque prussienne.» Une «Pologne A» et sa parente pauvre, la «Pologne B», des termes pas vraiment politiquement corrects mais qui sont passés dans le langage courant. «La population vieillit, le taux de natalité chute, les services publics disparaissent, les investissements faiblissent, l'emploi en dehors du secteur agricole ne se développe pas, tandis que l'émigration augmente, ce qui contribue à aggraver encore la situation, ce qu'on appelle un cercle vicieux de sous-développement», explique Monika Stanny.

«Les bocaux»

Les conséquences de ce partage sont toujours visibles sur la plupart des cartes du MROW, un rapport très détaillé sur le développement rural en Pologne, publié tous les deux ans depuis 2014 sous la direction de Monika Stanny, et qui agrège 47 indicateurs - tels que la taille moyenne des fermes, le nombre de voitures immatriculées par habitant ou le nombre de logements non reliés au tout-à-l’égout.

La Pologne est pourtant le premier récipiendaire de fonds structurels européens (86 milliards d'euros pour la période 2014-2020), redistribués par le gouvernement national. Mais «le montant des fonds reçus par la région de Lublin est nettement insuffisant, surtout comparé à d'autres villes, estime Marian Król, le président de la section régionale du syndicat Solidarnosc. Ce qui ne permet pas d'éliminer les inégalités. La voïvodie de Lublin est devenue plus pauvre que d'autres régions polonaises au cours des siècles. Cet état s'est approfondi pendant la période de transformation politique, au moment de la privatisation des entreprises polonaises».

Effectivement, comme l'explique Monika Stanny, «après 1989, ce sont les campagnes et les agriculteurs qui ont absorbé les tensions sociales de la transition libérale des années 90, en ce qui concerne par exemple le chômage, la pauvreté ou l'exclusion des moyens de transport». Aux différences Est-Ouest s'ajoutent celles entre les villes et les campagnes, accentuées à l'Est. Cette double Pologne se voit aussi sur les cartes des résultats des élections : les libéraux de Plateforme civique (PO) arrivent en tête à l'Ouest et dans les zones urbaines. Quant à l'Est et les zones rurales, ils sont acquis aux ultra-conservateurs de Droit et Justice (PiS), au pouvoir depuis 2015.

Pourtant, aujourd’hui, la Pologne frôle le plein-emploi et le taux de croissance, que la crise a à peine écorné, s’élève à 4,5 % pour le premier trimestre 2019, l’une des meilleures performances européennes. Dans le centre de Varsovie, l’horizon de Wola, le quartier d’affaires où vit Agnieszka, est bouché par les grues d’innombrables immeubles en construction. Les Varsoviens sont en moyenne plus riches que les Suédois - Stockholmois mis à part. Le PIB par habitant dans la région atteint 152 % de la moyenne européenne, contre 48 % à Lublin (70 % pour la Pologne, 121 % pour la Suède). Mieux, s’est réjoui Beata Szydlo, l’ex-Première ministre conservatrice, la semaine dernière : pour la première fois, le PIB de la Pologne dépasse celui de la Suède même si - léger détail - les Polonais sont près de quatre fois plus nombreux.

De ces inégalités exsude une certaine aigreur. Les nouveaux arrivants à Varsovie sont assez cruellement surnommés les sloiki (les «bocaux»), pour les paniers de conserves qu'ils rapportent le dimanche soir à Varsovie, trop pauvres, se moque-t-on, pour le niveau de vie de la capitale. «La plupart des gens que je connais détestent Varsovie, raconte Olga. Même ceux qui y ont vécu…» Agnieszka apprécie les opportunités qu'elle y trouve, mais elle retournera quand même dans sa voïvodie natale, d'ici quelques années. Olga et Agnieszka racontent, dans la région de Lublin, «les salaires qui n'augmentent pas, contrairement aux prix, les gens ont le sentiment d'être sous-payés… Ça conduit à un vrai mécontentement». Exacerbé par les travailleurs ukrainiens, de plus en plus nombreux depuis l'annexion de la Crimée, «qui acceptent n'importe quel boulot pour un salaire très bas».

Pour Beata Maciejewska, candidate aux européennes du parti de centre gauche Wiosna («Printemps»), et auteure d'un livre sur la modernisation verte et les femmes dans la Pologne rurale, ces inégalités sont aussi le résultat de la politique du parti de centre droit Plateforme civique, au pouvoir de 2007 à 2015 : «Leur modèle, c'était de développer les métropoles en espérant que les richesses créées ruissellent vers les petites villes. Mais on sait que ça ne marche pas comme ça ! Nous venons de passer quinze ans dans l'UE, et en guise de développement, nous avons construit, construit, construit ! Nous vivons en Pologne dans le mythe que l'on construit un pays cool, qui va de l'avant, mais c'est compliqué pour les gens dans les campagnes de suivre ce rythme, surtout les personnes âgées. Ça a conduit à une énorme frustration.»

«Situation d’exclusion»

«Grâce à l'adhésion à l'UE, il y a davantage d'égalité entre les régions, précise de son côté Monika Stanny. Mais il y a une polarisation à l'intérieur des voïvodies, qui pose question pour le futur. L'économie locale basée sur l'agriculture n'est plus possible comme seul modèle de développement. Comment en sortir sans casse sociale ?» La solution explorée par le PiS aujourd'hui est le financement d'une politique sociale ambitieuse, qui vise surtout les familles et les retraités. «Le programme d'allocations familiales mis en place par le PiS, 500 +, a permis aux Polonais de se sentir valorisés, reconnaît Beata Maciejewska. Maintenant, les gens les plus pauvres ont certes davantage d'argent, mais pas de meilleur accès à l'éducation et à la culture. La société reste ancrée dans des valeurs très traditionnelles. Donc il y a de l'argent, mais encore le sentiment d'être oubliés.»

La candidate aux européennes, qui a travaillé dans la ville de Slupsk aux côtés du maire Robert Biedron, note que «certaines communes sont dans une situation d'exclusion à cause du manque de transports. De Gdansk à Slupsk, par exemple, que ce soit en train ou en voiture, il faut deux heures pour parcourir 100 kilomètres ! Une situation qui a empiré avec la chute du régime communiste : le réseau ferroviaire s'est dégradé et continue de se dégrader, parce que l'accent a été mis sur le développement des routes. Pourtant, Slupsk est une des villes les plus "heureuses" de Pologne. Les gens vivent près de leur travail, la mer n'est pas loin, le coût de la vie raisonnable. En fait, nous avons réussi à faire en sorte que les gens se sentent importants. La ville était l'une des plus endettées du pays, il a fallu se battre pour investir, surtout dans la culture.» Cet antagonisme Est-Ouest et campagnes-villes se nourrit également d'une guerre des valeurs qui fait rage : en 2015, les migrants étaient la cible principale du PiS.

Aujourd'hui, à la veille des européennes, c'est la communauté LGBT. «Ici, les gens sont plus traditionnels, c'est dur d'être différent, regrette Olga. Dans les petits villages, ne pas aller à l'église, c'est s'exposer aux ragots. Les gens votent massivement pour le PiS, même les jeunes - quand ils votent. La religion influence beaucoup leur choix. Mais c'est en train de changer !» Agnieszka espère retourner un jour pour de bon dans la voïvodie de Lublin, «où les gens vivent une vie tranquille, passent du temps avec leur famille et leurs amis». Loin des Varsoviens «stressés et solitaires».