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Libération
Algérie

«Le message est clair, tenez-vous à carreau»

Depuis l’accès de Gaïd Salah au pouvoir en Algérie, une vague d’arrestations inquiète ONG et politiques.
publié le 30 mai 2019 à 18h56

Depuis la chute d’Abdelaziz Bouteflika, il y a bientôt deux mois, la manifestation la plus visible du changement de pouvoir a été la série d’arrestations qui a frappé des personnalités de la vie économique, politique et sécuritaire algérienne. D’abord accueillies avec une certaine jubilation par la population, tant ces figures honnies incarnaient l’entre-soi et la corruption du système, elles suscitent désormais un certain malaise chez les manifestants, qui soupçonnent le nouvel homme fort du pays, le général Gaïd Salah, d’instrumentaliser la justice pour régler ses comptes avec des factions adverses.

La première vague d'arrestations a visé des hommes d'affaires, comme le patron des patrons Ali Haddad, un allié indéfectible de Bouteflika, les frères Kouninef, heureux bénéficiaires des contrats publics de BTP de l'ancien régime, ou le richissime capitaine d'industrie Issad Rebrab, réputé proche du colonel retraité Mohamed Mediène, dit «Toufik», ennemi intime de Gaïd Salah. «Bien entendu, cela crée de la satisfaction, reconnaît l'avocat Aïssa Rahmoune, vice-président de la Ligue algérienne des droits de l'homme. Mais le peuple a compris que ce n'était pas le moment. Seule une atmosphère apaisée permettra l'existence d'une justice transitionnelle.»

Manitou

La seconde offensive judiciaire a ciblé des hauts gradés à la retraite, notamment Hocine Benhadid, surnommé «général Bazooka» pour sa propension à critiquer publiquement ses anciens collègues, le puissant Athmane «Bachir» Tartag, ex-coordinateur des services algériens auprès de la présidence algérienne, et Toufik lui-même, qui fut le grand manitou du Département du renseignement et de la sécurité (DRS) de 1990 à 2015. «La vieille rivalité institutionnelle entre l'état-major et les services de renseignement est à l'œuvre, explique Mouloud Boumghar, professeur de droit public. Gaïd Salah profite de cette période pour rééquilibrer le pouvoir au profit de l'état-major, une démarche déjà engagée sous Bouteflika.»

Athmane Tartag et Mohamed Médiène sont accusés de «complot contre l'autorité de l'Etat et de l'armée» pour avoir tenu des réunions secrètes avec Saïd Bouteflika, le frère du président déchu. Arrêtés le 5 mai, les trois hommes seront jugés par un tribunal militaire. Ils auraient envisagé de démettre Gaïd Salah de ses fonctions et d'instaurer l'état de siège pour protéger le clan présidentiel.

Arme

La secrétaire générale du Parti des travailleurs, Louisa Hanoune a, elle, été incarcérée cinq jours plus tard. Tout en niant avoir participé à une quelconque conspiration, la dirigeante de la petite formation trotskiste, à la fois opposante et proche du clan Bouteflika, a reconnu avoir participé à un entretien avec Toukik et Bachir le 27 mars. Un appel pour sa libération a été signé par un millier de personnalités françaises, dont l'ancien Premier ministre Jean-Marc Ayrault, Jean-Luc Mélenchon ou Henri Leclerc, président d'honneur de la Ligue des droits de l'homme. «Louisa Hanoune est connue partout depuis des années pour ses prises de position et son combat intransigeant en défense de la démocratie, des libertés, des droits des femmes et toujours du côté des peuples et des opprimés. Que l'on soit d'accord ou pas avec ses positions politiques, rien ne peut justifier sa mise en détention», écrivent-ils.

«Les arrestations dans la sphère politique, comme celle de Louisa Hanoune, sont un avertissement de Gaïd Salah à l'attention des dirigeants de partis, affirme Aïssa Rahmoune. La convocation des anciens chefs de gouvernement Ahmed Ouyahia et Abdelmalek Sellal, poursuivis pour corruption, remplissent la même fonction. Le message est clair : tenez-vous à carreau, car nous n'hésiterons pas.» Pour le nouveau pouvoir, la justice est devenue une arme stratégique, de communication, mais aussi de répression. Mardi, Kamel Eddine Fekhar, un médecin militant des droits humains et de la cause mozabite, une minorité berbérophone, est décédé en prison. Il avait été arrêté le 31 mars et placé en détention préventive à Ghardaïa, à environ 480 kilomètres au sud d'Alger, pour «atteintes aux institutions». Son avocat a dénoncé un «acharnement» de la justice et une «mort programmée».