La traçabilité de la filière du thon laisse à désirer. C'est la conclusion du rapport de Business & Human Rights Resource Centre (BHRRC) publié le 3 juin. Cette ONG engagée dans la lutte contre les violations des droits de l'homme a sondé, entre novembre 2018 et janvier 2019, 35 entreprises représentant les 80 marques de thon en boîte les plus vendues dans le monde. Le principal enseignement de cette enquête concerne l'opacité des chaînes d'approvisionnement puisque «seulement 20 % des entreprises interrogées (7 sur 35) ont cartographié l'ensemble de leur chaîne». De quoi se pencher sur les conditions à la fois humaines, avec des risques de recours à l'esclavage moderne des ouvriers, et environnementales de production d'un des poissons les plus consommés au monde, les trois quarts du temps en conserve.
Des mois en mer
Les marques contactées nient avoir observé la moindre trace de travailleurs en situation d'esclavage moderne. Et c'est bien ce qui inquiète les auteurs du rapport. Quelque 19 des 35 entreprises consultées ont tout de même demandé à leurs fournisseurs directs de bannir cette pratique. Mais seulement trois – Thai Union, Simplot et Tri Marine – ont élargi cette interdiction à l'ensemble de leur chaîne d'approvisionnement. «Des violations flagrantes des droits humains sont régulièrement révélées dans ce secteur», rappelle l'auteure du rapport Amy Sinclair, responsable du BHRRC pour l'Australie, la Nouvelle-Zélande et le Pacifique. Le Global Slavery Index recense, lui, près de 25 millions de victimes d'esclavage moderne dans l'Asie et le Pacifique – où 60% du thon mondial est pêché.
Un risque accru par le transbordement qui permet aux navires de livrer leur marchandise au large, sans rentrer au port. «Les pêcheurs peuvent alors rester en mer pendant des mois, sans possibilité de s'échapper ou de dénoncer l'exploitation et les abus dont ils sont victimes», explique Amy Sinclair. Or, seuls 23% des entreprises ciblées ont déclaré avoir pris des mesures pour limiter cet usage. Deux d'entre elles – Safcol and Simplot – ayant carrément cessé de s'approvisionner en thon issu du transbordement.
Parmi les 35 firmes sélectionnées, 20 se sont prêtées au jeu en répondant à 15 questions relatives au respect de tous les acteurs de la chaîne et au suivi de leurs produits. Pour les autres, les chercheurs ont dû se contenter des données figurant sur leur site. Devant ce manque de transparence, la chercheuse du BHRRC invite les leaders du thon en boîte à «entreprendre une cartographie et un examen approfondis de leur chaîne logistique» tout en regrettant que seuls 9 d'entre eux aient recours à la traçabilité digitale. Si les 27 pages du rapport se concentrent sur les conséquences humaines de l'opacité de cette filière, Amy Sinclair rappelle qu'enjeux sociaux et environnementaux s'avèrent «intrinsèquement liés».
Compromis et surpêche
C'est d'ailleurs pour cette raison que Greenpeace a décidé, dès le début de sa campagne en 2013 contre Thai Union – maison mère des célèbres conserves Petit Navire –, de travailler avec des associations spécialisées en droit de l'homme. L'ONG adopte une stratégie «assez agressive, en allant par exemple vider des boîtes dans les supermarchés», se souvient François Chartier, responsable de la campagne Océans.
Dès 2014, Greenpeace lance parallèlement un classement des douze marques de thon les plus vendues en France pour évaluer leur durabilité. François Chartier souligne aussi le rôle joué par l'ONG dans le renforcement de la réglementation internationale sur l'utilisation des dispositifs de concentration de poissons (DCP), censés accroître les rendements en attirant les thons mais conduisant à la capture d'autres espèces ou de poissons trop jeunes.
Ces initiatives se sont conclues par la signature d'un compromis en 2017 dans lequel Thai Union s'est engagé à prendre des mesures contre les pratiques illégales et la surpêche. C'est d'ailleurs la seule des entreprises citées dans le rapport du BHRRC membre d'un syndicat. Ce qui permet, selon l'ONG, de mieux «identifier les risques et les victimes, d'élaborer et de mettre en place des mesures efficaces pour les éliminer, et de sensibiliser le grand public».
Mais pour l'heure, il reste donc difficile pour les consommateurs de savoir dans quelles conditions humaines et environnementales le thon de leur salade a été produit. D'autant que le «M. Océan» de Greenpeace alerte sur «l'autre scandale de cette pêcherie industrielle», non mentionné dans l'étude de BHRRC. «Les grands pays industrialisés du Nord qui vont pêcher le thon dans les eaux de pays en voie de développement avec des navires capables de ramener des milliers de tonnes de poisson nuisent aux petits pêcheurs locaux», s'insurge François Chartier. Evidemment, aucune référence à cette pêche à deux visages ne figure sur les conserves métalliques sagement empilées dans les rayons des grandes surfaces.