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Soudan: après le massacre, la bataille diplomatique

Le Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, est arrivé à Khartoum vendredi pour une mission de médiation entre les militaires et les révolutionnaires. Le dialogue entre les deux parties est rompu depuis la vague de répression qui s'est abattue sur la capitale lundi.
Le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed (g) à son arrivée à l'aéroport de Khartoum, le 7 juin 2019 au Soudan (Photo ASHRAF SHAZLY. AFP)
publié le 7 juin 2019 à 20h52

Quelques heures après avoir posé le pied sur le sol soudanais, vendredi, le Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, avait déjà rencontré séparément le chef du Conseil militaire de transition, Abdel Fattah al-Burhan, et des représentants des forces de la Déclaration pour la liberté et le changement. Les négociations entre les généraux et les révolutionnaires étaient suspendues depuis le 21 mai. Lundi, elles ont été définitivement rompues après l'attaque menée par les Rapid Support Forces (RSF) – une unité spéciale placée sous le contrôle du Conseil militaire – contre les manifestants qui occupaient pacifiquement les rues longeant le quartier général de l'armée, au cœur de Khartoum. L'assaut a tourné au massacre. Le Comité central des médecins a recensé 113 morts, la capitale est depuis plongée dans la terreur.

Le lendemain de la tuerie, Al-Burhan avait annoncé l'annulation de toutes les discussions préalables et la tenue d'élections dans neuf mois. Avant de se rétracter, le lendemain, en se disant à nouveau ouvert à des «négociations sans restrictions». L'Association des professionnels soudanais, fer de lance de la contestation, a immédiatement décliné. Elle refuse de s'asseoir à la même table que ce Conseil militaire qu'elle tient responsable de la tuerie. Ce serait une «insulte au sang des martyrs», ont protesté les révolutionnaires, qui exigent le transfert du pouvoir aux civils, une dissolution des RSF, et que des poursuites soient engagées contre les responsables du carnage de lundi.

Pression déterminante

Abiy Ahmed, perçu comme un homme de paix depuis la réconciliation surprise entre l'Ethiopie et l'Erythrée l'an dernier et les spectaculaires réformes démocratiques qu'il a menées son pays, a rendu visite à Al-Burhan au palais présidentiel dès sa descente de l'avion, avant de recevoir des membres des forces de la Déclaration pour la liberté et le changement à l'ambassade d'Ethiopie. Ces derniers ont accepté sa médiation à trois conditions: que le Conseil militaire prenne la responsabilité des violences meurtrières de lundi, qu'une enquête internationale soit lancée et que les prisonniers politiques soient libérés. Abiy Ahmed dispose-t-il d'un poids diplomatique suffisant pour remettre la transition sur les rails ? A lui seul, non. Mais beaucoup d'acteurs internationaux s'agitent dans l'ombre de la crise soudanaise. Leur pression sera déterminante.

A commencer par celle de l'Arabie Saoudite, des Emirats arabes unis et de l'Egypte, parrains officieux du Conseil militaire au nom de la «stabilité» – en réalité en raison de leur aversion pour le vent démocratique qui souffle sur la région depuis les printemps arabes de 2011. La semaine précédant l'offensive contre le sit-in, Al-Burhan avait visité ces trois pays. Le chef des RSF et numéro 2 du Conseil militaire, «Hemedti», a quant à lui rencontré le prince héritier saoudien, Mohammed ben Salman, le 24 mai. Les dirigeants du Golfe ont-ils donné le feu vert aux militaires soudanais pour déclencher la répression? Mercredi, Riyad a dit suivre avec «beaucoup d'inquiétude» la situation et souhaiter la «reprise du dialogue entre les différentes forces politiques en vue de réaliser les espoirs et les aspirations du peuple soudanais frère». Abou Dhabi a de son côté exprimé son «inquiétude», appelant à la «reprise des pourparlers». Une position qui relève, au choix, du cynisme de chancellerie ou d'un rétropédalage devant le tollé international suscité par le déchaînement de violence des RSF.

L'Union africaine a en effet annoncé jeudi suspendre «avec effet immédiat» le Soudan de l'organisation, jusqu'à «l'établissement effectif d'une autorité civile de transition». Le porte-parole du Département d'Etat américain a «condamné les récentes attaques contre les manifestants», imputées explicitement au Conseil militaire, et exigé des généraux soudanais qu'ils «renoncent à la violence». Sans désigner les responsables, la France a pour sa part «condamné les violences commises dans la répression brutale de manifestations pacifiques», et demandé «que les auteurs en répondent devant la justice». «Le peuple soudanais mérite une transition dans le calme, menée par des civils, qui puisse établir les conditions pour des élections libres et justes, plutôt que d'avoir des élections hâtives imposées», ont estimé les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la Norvège dans un communiqué.

Puissants soutiens

Proposé par Londres, qui a convoqué l'ambassadeur du Soudan, et Berlin, un texte commun du Conseil de sécurité condamnant l'attaque de lundi a en revanche été bloqué par la Russie et la Chine, deux puissants soutiens de Khartoum du temps d'Omar el-Béchir. Moscou a au contraire défendu le «rétablissement de l'ordre» face aux «extrémistes et provocateurs» au Soudan, par la voix du vice-ministre russe des Affaires étrangères, Mikhaïl Bogdanov.

Des deux camps (les alliés du Golfe, les Russes et les Chinois face à l’Union africaine, l’Union européenne, les Etats-Unis et le Royaume-Uni), lequel sera prépondérant? Jusqu’à présent, le bloc promilitaires a été le plus impliqué, et donc le plus influent. Les Etats-Unis, autrefois très mobilisés sur le Soudan (la campagne Save Darfur menée par des personnalités d’Hollywood avait eu un énorme retentissement), apparaissent aujourd’hui en retrait. Donald Trump, qui a rapproché la diplomatie américaine de l’Arabie Saoudite et des Emirats arabes unis, semble se désintéresser de la question. Comme d’habitude, la voix de l’UE porte peu. Au Soudan, les militants prodémocratie aimeraient croire que le bilan chaque jour revu à la hausse du massacre de lundi et les récits des exactions commises par les RSF puissent changer la donne.