Trois jours après la plus grande manifestation à Hongkong depuis la rétrocession, c’est une tout autre bataille qui s’engage, technique et juridique, à coup d’amendements et non plus de slogans. Mais les chances de l’opposition parlementaire d’empêcher la légalisation très controversée des extraditions vers la Chine continentale semblent bien minces. Même si un million de personnes ont défilé dimanche dans les rues de Hongkong, l’exécutif n’a pas affiché une réelle volonté d’amender son projet. Il a simplement précisé mardi que le texte serait soumis au vote le 20 juin, après soixante-six heures de débat. 153 amendements ont été déposés.
Voilà des semaines que la colère monte au sein de larges fractions de la société hongkongaise. Elle estime que la justice - dont l’indépendance est garantie par l’accord de rétrocession entre Londres et Pékin en 1997 - ne peut commencer à livrer quiconque à un système judiciaire chinois réputé opaque, corrompu et soumis au pouvoir politique.
En théorie, et au nom du principe «un pays, deux systèmes», Hongkong jouit jusqu’en 2047 de libertés uniques inconnues ailleurs en Chine continentale. Mais depuis une poignée d’années, Pékin s’est rapproché du territoire et immiscé dans les affaires hongkongaises.
«On a beaucoup écouté», a lâché lundi la cheffe de l'exécutif pro-Pékin Carrie Lam pour mieux redire qu'elle camperait sur ses positions. Un habitant sur sept était dans la rue la veille ? Qu'importe ! Elle a réaffirmé que son projet de loi serait débattu comme prévu par le Conseil législatif (LegCo), lui aussi acquis à Pékin. L'affaire est-elle pliée ? «Pas si les députés soulèvent enfin les failles du projet de loi et déposent des amendements, espère Jason Y. Ng, responsable du Groupe des avocats progressistes. L'exécutif doit des comptes aux administrés. Le mépris total du gouvernement à l'égard des gens qu'il est censé servir est rageant et tristissime.»
Les réseaux sociaux sont en ébullition. Il y flotte un air de 2014 quand le mouvement des Parapluies avait bloqué pendant des semaines le centre des affaires, laissant espérer que les revendications démocratiques seraient entendues. Etudiants, travailleurs sociaux, ONG, résidents étrangers sont invités ce mercredi à faire la grève pour pouvoir aller manifester dès le matin aux abords du LegCo. Des dizaines de petits commerçants, épiceries, cabinets de dentistes ou magasins de musique ont déjà prévenu qu’ils resteraient fermés par solidarité. Les manifestants prévoient de camper une semaine, aussi longtemps que durera le débat parlementaire.
Que prévoit le texte ?
Hongkong a signé depuis sa rétrocession en 1997 des accords d'extradition avec vingt juridictions. L'amendement proposé par le gouvernement prévoit, au cas par cas, des extraditions de personnes recherchées vers les juridictions avec lesquelles Hongkong n'a pas d'accord, dont la Chine continentale, Taiwan ou Macao. Il fixait initialement une liste de 47 infractions susceptibles d'entraîner une extradition. Mais devant la levée de boucliers des milieux d'affaires et de députés, y compris de la majorité, neuf délits de «cols blancs» ont été retirés et quelques modifications à la marge apportées, afin de garantir, selon le gouvernement, le respect du principe «un pays deux systèmes». Les actes passibles d'extradition doivent tomber sous le coup de la loi à Hongkong et dans l'autre juridiction et seules les «infractions graves», passibles de sept ans d'emprisonnement, seront concernées, assure le gouvernement. Mais concrètement, estime le Groupe des avocats progressistes, le système judiciaire chinois étendra son bras jusqu'à Hongkong puisque la Chine pourra réclamer un citoyen hongkongais, ou un étranger, n'ayant même pas foulé le sol chinois, à partir du moment où il aura commis l'un des crimes en question. Si la loi passe, la Chine pourra exiger que Hongkong lui livre ce citoyen, dès lors qu'il sera sur son territoire. La demande de remise du fugitif devra être simplement validée par le chef de l'exécutif local, ce qui est une formalité puisqu'il est désigné par Pékin, ainsi que par les juges locaux, qui n'auront pas le pouvoir d'enquêter sur les preuves avancées.
Comment est né ce projet de loi ?
Pour dégainer ce projet de loi d'extradition, le gouvernement de Hongkong s'est saisi d'une faille juridique apparue dans l'affaire du meurtre d'une Hongkongaise à Taiwan en 2018, dont le principal suspect se trouve actuellement à Hongkong. Il est en effet incarcéré dans l'ex-colonie britannique pour le vol des cartes bancaires de la victime. Le gouvernement clame qu'il y a urgence à légiférer, pour que le suspect ne disparaisse pas dans la nature à sa sortie de prison, prévue en octobre. «Mais rien ne justifie de toucher au texte sur l'extradition. D'autres leviers législatifs existent pour régler l'affaire du meurtre de Taiwan», rétorque pourtant l'avocat Michael Vidler. Ironie de l'histoire, si l'amendement est voté, le principal suspect du meurtre de Taiwan ne sera jamais extradé car Taipei a d'ores et déjà signifié qu'il refuserait de signer un accord prévoyant aussi des extraditions vers la Chine continentale…
La rapidité avec laquelle le gouvernement a mené la concertation sur le texte suscite les interrogations quant aux visées réelles du texte. La Law society, l'une des principales organisations hongkongaises de juristes, évoque des propositions «mal conçues et étudiées à la va-vite».
«Hongkong exclut délibérément la Chine des traités d'extradition depuis vingt ans, et ce en connaissance de cause. Le fossé abyssal entre son système judiciaire et législatif et celui de Chine n'a pas été comblé à ce jour à ce que l'on sache. Pourquoi devrions-nous donc faire confiance aujourd'hui à la Chine alors qu'il n'y a eu aucune amélioration par rapport à il y a vingt ans ? demande de son côté Audrey Eu, juriste et ancienne députée de l'opposition. On est restés vingt ans sans extrader vers la Chine, pourquoi se précipiter maintenant ?»
Quels sont les risques ?
Les garanties orales apportées par le gouvernement de Hongkong ne sont pas suffisamment retranscrites par écrit, déplorent les critiques. Quid de la présomption d'innocence en Chine ? «Des mesures de protection supplémentaires» doivent être ajoutées, plaide ainsi la Law society, citant notamment le droit à un avocat. En l'état, le texte «pourrait facilement et abusivement être détourné en mécanisme permanent pour extrader les gens de Hongkong», ce qui aurait «des effets profonds et irréversibles sur le statut spécifique et la réputation de Hongkong», note la Law Society. Et le bilan de la Chine en matière des droits de l'homme ne plaide pas en sa faveur. Hasard du calendrier, la justice néo-zélandaise a rendu mardi un arrêt crucial en refusant l'extradition vers Pékin d'un homme recherché pour un meurtre commis à Shanghai, en citant, entre autres, les risques qu'il soit torturé.
Qui sera la cible ?
«Les gens avec des idées et les gens avec de l'argent», résume Paul Zimmerman, élu local de l'opposition : «Pékin a dans le viseur à la fois les opposants politiques et ceux qui font de l'argent, donc les hommes d'affaires, chinois en particulier», dit-il, balayant d'un revers de la main les assurances du gouvernement local selon lesquelles nul ne pourra être inquiété pour ses appartenances religieuses, ethniques ou politiques. Beaucoup à Hongkong pensent à Liu Xiaobo, Prix Nobel de la paix emprisonné pour «incitation à la subversion d'Etat» et mort en détention en 2017, ou Liu Shaoming, militant des droits des travailleurs, emprisonné pour le même motif depuis 2015.
«Ils peuvent fabriquer des accusations de toutes pièces contre vous», dénonce le cardinal Joseph Zen, ancien évêque de Hongkong et farouche opposant du Parti communiste chinois. Ce fut le cas notamment de l'artiste Ai Weiwei, inculpé non pour ses œuvres critiques mais pour «crimes économiques», ou de l'un des libraires hongkongais «disparus», aujourd'hui poursuivi en Chine non pour ses livres «illicites» au regard des lois chinoises, mais pour un accident de la route.
C'est donc «un moment crucial, notre liberté est en jeu», poursuit le cardinal Zen, notamment celles des catholiques car «beaucoup de nos activités sont techniquement illégales» d'après les règles de Pékin.
Quelles peuvent être les conséquences ?
La possibilité d'extradition vers la Chine sera une épée de Damoclès pour tous les Hongkongais. «Carrie Lam pousse Hongkong au bord du précipice» et accule les Hongkongais à «l'autocensure dans ce qui sera un climat de peur permanent» sur un territoire qu'ils pensaient protégé par son statut spécifique, critique la députée Claudia Mo. La création artistique et les recherches académiques seront freinées, et nombre de militants disent déjà qu'ils reconsidéreront leur engagement si le texte passe. Déjà de nombreux députés prodémocratie ont été disqualifiés, d'autres emprisonnés. «Le refus du gouvernement d'écouter l'opposition de ses citoyens va renforcer encore plus le sentiment d'impuissance des gens, qui vont baisser les armes et cesser les combats politiques», craint Jason Y. Ng.
L'inquiétude des milieux d'affaires et de la communauté internationale, attachés à la stabilité de Hongkong en tant que place financière, n'a cessé de grossir car traders et expatriés pourraient être visés. En pleine guerre commerciale avec Pékin, les Etats-Unis s'inquiètent pour des milliers de leurs ressortissants et plus d'un millier d'entreprises américaines dont le siège régional est à Hongkong. Ils pourraient être la cible de représailles diplomatiques et économiques. «Je me suis installé à Hongkong justement parce que je ne voulais pas vivre en Chine», confie sous couvert de l'anonymat un architecte étranger. Et d'ajouter : «Si Hongkong devient une ville chinoise comme une autre, je n'ai aucune raison d'y rester.»