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Révolution

En Algérie, la société civile s’invite dans la transition

Le Hirak, un printemps algériendossier
Tandis que les arrestations et les manifestations se poursuivent, la «conférence nationale pour une sortie de crise», organisée ce samedi par les associations et les syndicats autonomes, devrait déboucher sur une feuille de route pour guider la transition.
Des manifestants devant la grande poste d'Alger,en avril. (-/Photo AFP)
publié le 14 juin 2019 à 17h54

Lundi, un puissant homme d'affaires proche du clan Bouteflika, Mahieddine Tahkout, a été écroué. Mardi, les étudiants algériens ont défilé par dizaines de milliers. Mercredi, l'ex-Premier ministre Ahmed Ouyahia a été placé en détention provisoire dans le cadre d'une enquête anticorruption. Jeudi, son collègue Abdelmalek Sellal, ancien chef du gouvernement lui aussi, l'a rejoint derrière les barreaux. Ce vendredi, les rues d'Alger et des grandes villes du pays se sont à nouveau remplies d'une immense foule de manifestants pacifiques, pour la dix-septième semaine consécutive… Une semaine typique de l'Algérie post-Bouteflika, rythmée depuis la démission du président impotent, le 2 avril, par les arrestations spectaculaires et les gigantesques marches populaires.

Il n’a manqué que le discours hebdomadaire du chef d’état-major, Gaïd Salah, officiellement simple vice-ministre de la Défense mais dont personne ne doute, en Algérie, qu’il tient désormais les rênes du régime. Cette semaine, il a montré une fois de plus que personne n’était à l’abri de ses foudres judiciaires.

En plus de Ouyahia et Sellal, deux anciens piliers de la maison Bouteflika, le général à la retraite Ali Ghediri a été écroué dans la même prison d'El Harrach, dans la banlieue d'Alger. Ce novice en politique s'était déclaré candidat à l'élection du 18 avril. «Des dossiers traînaient dans les tiroirs des juges d'instruction : le départ de Bouteflika les a libérés, estime le politologue Hasni Abidi, directeur du Centre d'études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen de Genève. Gaïd Salah peut ainsi se présenter comme celui qui a arrêté la bande des voleurs d'Ali Baba.»

Flou constitutionnel

Le chef d'état-major, d'habitude prolixe, n'a plus parlé en public depuis le 28 mai. Pour la première fois, ce jour-là, il avait ouvert la porte à l'idée d'un «dialogue» fait de «concessions mutuelles». C'est «la seule voie permettant de sortir de la crise que traverse notre pays», avait-il indiqué. L'élection présidentielle du 4 juillet qu'il défendait jusqu'alors – tandis que la rue la rejetait avec constance – a été annulée par la Cour constitutionnelle, faute de candidats. Le scrutin a été repoussé à une date indéterminée, ouvrant une période de flou constitutionnel inédite.

La société civile profite de ce vide pour pousser ses pions sur le terrain politique. Samedi, elle réunira ses trois «pôles» (les associations dissidentes, les organisations autorisées, les syndicats autonomes) ainsi que des collectifs religieux, pour une «conférence nationale pour une sortie de crise» qui devrait déboucher sur une feuille de route commune pour la transition.

Le document a déjà fait l'objet de longues tractations en amont. Pour atteindre un consensus, les points les plus clivants ont été laissés de côté. Ainsi, la question du scrutin prioritaire – les uns veulent l'élection d'une Assemblée constituante, les autres exigent d'abord une présidentielle – a été évacuée : «On parlera de "processus électoral" sans en préciser la teneur, explique un négociateur. L'idée est ensuite d'agréger d'autres pôles, comme les étudiants, puis d'aller vers les partis pour que tout le monde s'accorde sur les étapes et l'esprit de la transition démocratique.»

«Formalisme électoral»

L'institution militaire n'a pas commenté l'initiative. «A un moment ou un autre, il faudra pourtant discuter avec l'armée. La feuille de route doit être assez large pour permettre des marges de manœuvre pour la négociation, estime Hasni Abidi. Les militaires ne tiennent pas à s'éterniser au pouvoir, en tout cas en première ligne, car ils craignent de s'exposer. D'où leur volonté d'organiser une présidentielle le plus rapidement possible.» Or le Hirak («mouvement» en arabe) demande du temps. «Les gens savent que pour une élection crédible, il faut mettre sur pied une instance électorale indépendante, structurer des partis, faire émerger des candidats, cela ne se fait pas en quelques mois», relève le chercheur.

Le général Gaïd Salah est-il prêt à faire des concessions ? «Pour la première fois, l'institution militaire, extrêmement attachée au formalisme électoral, a consenti à l'annulation de deux élections [celle du 18 avril et celle du 4 juillet], note Hasni Abidi. Elle a montré qu'elle pouvait faire preuve de souplesse, de flexibilité, non par choix démocratique, mais par calcul pragmatique.» Les Algériens ont surtout appris qu'ils pouvaient chasser les spectres de l'ancien régime par la seule force de leur volonté rassemblée, et ils ne demandent qu'à recommencer.