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Pour Downing Street, un duel joué d’avance ?

Face à Jeremy Hunt, Boris Johnson se pose en ultrafavori pour décrocher fin juillet le poste de Premier ministre du Royaume-Uni.
Boris Johnson (à gauche) et Jeremy Hunt lors d'un débat télévisé mardi. (JEFF OVERS/Photo Jeff Overs. AFP)
publié le 20 juin 2019 à 20h46
(mis à jour le 20 juin 2019 à 20h46)

«Il est grand temps d'être sérieux», a déclaré jeudi Boris Johnson dans une interview à l'Evening Standard. Dirigé par George Osborne, l'ancien ministre des Finances de David Cameron, le quotidien londonien déclarait ainsi son soutien à l'ex-maire de Londres dans la course au Graal, l'entrée au 10, Downing Street. Quelques lignes plus tard, Boris Johnson assénait aussi qu'il «est grand temps de revenir à un peu d'excitation en politique». Le match pour le poste de dirigeant du Parti conservateur et de Premier ministre se déroulera donc entre Boris Johnson et Jeremy Hunt et pourrait manquer justement un peu d'excitation.

L’ancien maire de Londres craignait par-dessus tout d’affronter Michael Gove, son ancien allié, devenu son plus sérieux ennemi après l’avoir trahi à la dernière minute en juin 2016. Gove avait décidé de se présenter aussi au poste de Premier ministre et de laisser tomber Johnson comme une vieille chaussette. Il avait alors jugé que celui-ci n’avait pas les qualités nécessaires pour devenir Premier ministre. Le psychodrame n’aura pas lieu, Brutus a été éliminé par deux voix, à 75 contre 77 pour Jeremy Hunt.

Pendant les prochains jours et jusqu'à l'annonce des résultats, la semaine du 22 juillet, les deux hommes vont se mesurer à seize reprises devant des membres du Parti conservateur répartis dans l'ensemble du Royaume-Uni. Ce sont 160 000 membres des Tories qui devront décider du nom du prochain Premier ministre britannique. Si Johnson a soutenu, après avoir hésité, la campagne du leave, Hunt était un tenant de la ligne du remain, pour rester au sein de l'UE. Même s'il affirme depuis être devenu un Brexiter résolu, son passé de remainer pourrait être un handicap auprès des membres du parti, à une écrasante majorité en faveur du Brexit.

Le style des deux hommes diffère terriblement. A Johnson le charisme et la chauffe de foules, à Hunt le sérieux, voire l’effacement, et la connaissance des dossiers. Mais ils ont aussi en commun de n’avoir pas formulé de plan convaincant pour concrétiser le Brexit, même si Hunt s’est montré sans doute le plus enclin à chercher un compromis.

Boris Johnson, le joker menteur

Le 3 mai, Boris Johnson tweetait «avoir rempli son devoir électoral à Londres» en votant conservateur pour les élections locales. Aucun scrutin n'avait lieu ce jour-là dans la capitale britannique. Des élections locales se déroulaient bien dans plusieurs régions du Royaume-Uni, mais pas à Londres. Ce mensonge, le dernier d'une très longue liste, résume celui qui devrait, sauf colossale surprise, devenir le prochain Premier ministre britannique. Boris Johnson, 55 ans, est doté d'un aplomb extraordinaire, doublé d'un profond désintérêt pour les détails et la vérité. Et assume parfaitement.

Longtemps, son bagout, son agilité intellectuelle et son humour - qu'il partage avec le reste de sa famille et notamment sa sœur Rachel, journaliste et romancière - l'ont protégé. Comme si, finalement, son excentricité et son sens de l'autodérision, traits considérés comme l'essence de l'esprit anglais, lui octroyaient le bénéfice du doute, ou même empêchaient de dresser le véritable bilan de ses actions. Ce n'est plus le cas, surtout depuis son rôle proéminent dans la campagne du leave et alors qu'il est sur le point d'imiter son idole absolue, Winston Churchill - dont il a écrit une biographie - en entrant au 10, Downing Street.

Nez au vent. Ce qu'il fera ensuite, une fois qu'il sera en charge de la destinée de son pays à un moment crucial de son histoire, reste un mystère. Il a promis un Brexit dur, en quittant l'Union européenne le 31 octobre, même sans accord. Mais il a aussi insinué que sortir avec un accord serait mieux et que la demande d'une extension n'était pas exclue. Il a annoncé lors de sa chronique hebdomadaire dans The Daily Telegraph, payée 275 000 livres par an (308 700 euros), avoir l'intention de réduire les impôts pour les plus hauts revenus, avant de rétropédaler. Johnson avance nez au vent et, tel un caméléon, adapte ses positions en fonction du moment, en tablant sur son entregent, et peut-être sa chance.

A Bruxelles, où l'on risque de le revoir souvent, il a laissé un souvenir plus que mitigé. Journaliste de 24 ans, il y est arrivé en 1989 pour le Daily Telegraph. L'année précédente, il avait été viré de son premier emploi au Times pour avoir… inventé une citation. Plus tard dans sa carrière, député tory, il perdra aussi sa place dans le cabinet fantôme du dirigeant conservateur Michael Howard pour avoir menti sur un enfant illégitime. Usant de sa plume alerte, il s'est transformé en spécialiste du pipeau, capable de transformer une régulation ennuyeuse en une histoire savoureuse, même si bidonnée. Il est ainsi l'auteur de cette rumeur de régulation sur les bananes «droites», utilisée par les eurosceptiques de tout poil. La journaliste Sonia Purnell, qui a travaillé avec lui à Bruxelles et a écrit sur lui une biographie, juge qu'il est passé maître dans une forme de «jeu qui consiste à aller à l'extrême limite de la vérité». Elle relate aussi une anecdote sur sa manière toute personnelle de se concentrer, en hurlant des obscénités à un yucca sur son bureau.

L’homme connaissait bien Bruxelles, il y a passé une partie de son enfance, alors que son père Stanley y était député européen conservateur. Né à New York le 19 juin 1964, Alexander Boris de Pfeffel Johnson étudie d’abord à l’Ecole européenne de Bruxelles. Ces années ne sont pas très heureuses, ses parents se déchirent, son père multiplie les aventures alors que sa mère, Charlotte, artiste peintre, est hospitalisée pour dépression. Les quatre enfants (Boris, Rachel, Jo, Leo) sont expédiés en pension au Royaume-Uni. Le parcours de Boris est ensuite typique de l’establishment britannique. Il passe son bac dans le prestigieux lycée privé d’Eton avant d’étudier à Oxford. Là, il devient membre du fameux Bullingdon Club, où de jeunes hommes bien nés en smoking se livrent à des beuveries (pas) distinguées.

Gaffes. A la mairie de Londres, où il a été élu deux fois (2008 et 2012), il a brillé par son excentricité. Son bilan est plus tiède. Le succès des JO de 2012 avait ainsi pris racine bien avant son arrivée. Il a aussi engagé des dépenses invraisemblables, entre des bus à impériales modernes, des canons à eau qui n'ont jamais été autorisés à fonctionner ou un téléphérique au-dessus de la Tamise qui fonctionne souvent à vide. Il a rêvé de projets pharaoniques, un pont-jardin sur la Tamise ou un aéroport sur son embouchure, dont les plans ont coûté des sommes astronomiques. Son passage au ministère des Affaires étrangères, entre juillet 2016 et juillet 2018, a laissé un souvenir amer, avec une série de gaffes sur la scène internationale et un manque total d'intérêt pour ses dossiers.

Début 2016, il a longuement hésité, écrivant même plusieurs lettres pour et contre le Brexit. Il a choisi le camp du leave pour la simple raison que cette route lui semblait la plus courte pour arriver à son ultime objectif, Downing Street. Il se pourrait bien qu'il ait eu raison.

Jeremy Hunt, le cavalier blanc

On le décrit souvent comme «nice», ce qui, en anglais, peut se traduire par tout et n'importe quoi. On peut penser «gentil» ou «sympa» mais aussi un peu «fade». Jeremy Hunt est aussi décrit comme «affable» et «raisonnable». Il ne hausse jamais la voix et ne montre rien de l'attitude clownesque joyeusement cultivée pendant des années par son rival Boris Johnson.

A 52 ans, il garde une allure et un visage presque d’adolescent, comme s’il se retrouvait dans cette soupe politique un peu par hasard. Pourtant, comme Boris Johnson, il est un pur produit de l’establishment britannique. Fils d’un amiral, il a étudié dans une pension privée réputée, Charterhouse, avant de rejoindre Oxford et d’étudier la politique, l’économie et la philosophie, une combinaison de matières prisée des politiciens britanniques. Il y a côtoyé Boris Johnson et David Cameron qui y étudiaient à la même époque. Et c’est aussi à cette époque qu’il a pris goût à la politique et a rejoint le Parti conservateur.

Mais avant d’entrer en politique, et c’est une carte sur laquelle il n’a cessé de jouer dans sa campagne, Jeremy Hunt a été «entrepreneur». Il a commencé comme consultant avant de partir vivre un an au Japon, où il a enseigné l’anglais et appris le japonais, qu’il parle couramment. Ce qui explique peut-être la gaffe énorme qu’il avait faite lors d’un voyage en Chine, comme ministre des Affaires étrangères, où il avait confondu la nationalité de sa femme, en disant qu’elle était japonaise, alors qu’elle était en fait chinoise.

Contre-pied. Après avoir échoué à exporter de la marmelade au Japon, il avait finalement créé une compagnie d'édition, avec, cette fois, beaucoup plus de succès. Aujourd'hui, Jeremy Hunt utilise son expérience dans le monde des affaires pour affirmer qu'il serait le meilleur pour gérer le Brexit et ses implications économiques. Considéré comme membre de l'aile la plus centriste du Parti conservateur, il avait soutenu fermement le camp du remain lors de la campagne du référendum.

Après la victoire du leave, en juin 2016, il s'était rallié au Brexit et avait conservé le poste qu'il occupait sous David Cameron dans le gouvernement de Theresa May. Après avoir travaillé à la Culture, il avait endossé le rôle de ministre de la Santé de 2012 à 2018, menant une série de réformes controversées dont une concernant la mobilisation des médecins juniors sept jours sur sept. Il avait subi grève après grève (notamment la première de l'histoire de l'ensemble du National Health Service) et le milieu médical avait poussé un soupir de soulagement lors de son départ. L'homme avait alors quitté la Santé pour succéder à… Boris Johnson aux Affaires étrangères, en juillet 2018.

A ce poste, il semble beaucoup plus à l'aise que son prédécesseur, ce qui n'est guère difficile. Il a notamment pris à cœur la situation de l'Irano-Britannique Nazanin Zaghari-Ratcliffe, emprisonnée depuis trois ans sans raison à Téhéran, multipliant les interventions, les demandes de libération et lui octroyant un statut de protection diplomatique. Il avait pris le contre-pied de Boris Johnson qui, faute d'avoir lu ses notes, avait gaffé et affirmé que la jeune femme était journaliste, ce qu'elle n'a jamais été, et qui avait été utilisé contre elle par les autorités iraniennes. «Il donne l'impression que ça lui tient à cœur, au contraire de son prédécesseur», confiait il y a quelques jours à Libération Richard Ratcliffe, le mari de Nazanin.

Union soviétique. La difficulté pour Jeremy Hunt sera de se montrer suffisamment percutant pour contrer la machine à broyer mise en place par Boris Johnson, perçu, comme son ancien allié Michael Gove, comme un expert des manœuvres en coulisses. Ce qui ne semble pas être la principale force de Jeremy Hunt. Même lorsqu'il avait essayé de se présenter en Brexiter dur, notamment en comparant lors d'un discours l'Union européenne à l'Union soviétique, il avait semblé peu convaincant. Comme s'il ne croyait pas vraiment à ce qu'il disait.

Il y a quelques jours, il avait aussi affirmé soutenir le tweet insultant de Donald Trump vis-à-vis du maire de Londres Sadiq Khan, avant de finalement changer d'avis lors d'un débat télévisé. Ce manque de conviction ferme, associé à une forme de douceur, un goût pour le compromis et un passé de remainer, risquent d'être de très lourds handicaps auprès d'un Parti conservateur qui rêve de pouvoir se retrouver derrière une personnalité forte et… brexiteuse. Pourtant, son apparente souplesse cache parfois une féroce détermination. Il avait ainsi farouchement refusé de quitter son poste à la Santé lorsque May voulait tenter de le rétrograder au Trésor. Elle avait cédé. Ses partisans affirment qu'il ne faut pas le sous-estimer et qu'il pourrait créer la surprise.