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Ashraf Jabari, provocateur solitaire

L’unique Palestinien à se rendre à la conférence de Bahreïn est un homme d’affaires à la réputation douteuse.
publié le 24 juin 2019 à 20h06

Drôle d’attelage. Le grand ashkénaze roux avec sa kippa laineuse et sa chemise à carreaux, dressé à côté du Palestinien trapu à la coupe militaire et l’embonpoint bourgeois. Natif du New Jersey, Avi Zimmerman est un militant hyperactif de la cause des colons en Cisjordanie. Ashraf Jabari, lui, n’a jamais quitté Hébron et vit aujourd’hui dans «H2», la zone contrôlée («stérilisée» en jargon militaire) par Tsahal au profit des colons. Il dit avoir fait sa fortune dans le ciment, les voitures et l’agroalimentaire. Les deux hommes sont les fondateurs de la Chambre de commerce et d’industrie de Judée et Samarie (appellation biblique de la Cisjordanie, utilisée par le gouvernement israélien pour désigner les Territoires occupés) dont la principale mission est l’obtention de permis pour les Palestiniens travaillant dans les colonies.

C'est Jabari qu'on est venu voir à Jérusalem dans les locaux d'une association de promotion de l'image d'Israël. Celui que son acolyte Zimmerman présente comme un «cheikh courageux» est le seul Palestinien à avoir officiellement accepté l'invitation des Américains au sommet de Bahreïn.

Baiser

A Ramallah, la présence enthousiaste de Jabari à Manama est perçue comme un baiser de Judas. Lui répond qu'il n'est pas plus un «traître» que le président palestinien Mahmoud Abbas, «qui collabore tous les jours avec le Shabak», le renseignement intérieur israélien. Niveau provocation, Ashraf Jabari, 45 ans, n'est plus à ça près. Durant le dernier ramadan, le patron a organisé un repas de rupture du jeûne casher à Kiryat Arba, l'une des colonies les plus radicales de Cisjordanie, où est enterré et vénéré l'auteur du massacre d'Hébron (une vingtaine de Palestiniens tués à l'arme automatique en pleine prière en 1994). Exemple de «coexistence» applaudie par Jason Greenblatt, l'un des envoyés chargés du «plan de paix» trumpiste au côté du gendre du président américain, Jared Kushner.

Ce fameux «plan», Jabari dit ne rien en penser. Et ne pas voir le lien entre Manama et les desseins de la Maison Blanche. «C'est purement économique, le roi de Bahreïn me l'a assuré», martèle-t-il malgré la preuve du contraire. Sa philosophie : «Faire du business [avec les Israéliens] n'empêche pas d'avoir un jour Jérusalem comme capitale.» Zimmerman renchérit : «Le mot "solution", on ne l'aime pas beaucoup. Notre approche, c'est de regarder la réalité. On vit tous là [en Cisjordanie, ndlr]. Ça ne veut pas dire qu'on doit être copains, mais qu'on peut faire des choses ensemble. S'il y a la paix au bout, ça pourrait être bien, mais ce n'est pas ce dont on parle.»

Alliances

Quelques commentateurs acerbes ont fait le parallèle entre Trump et Jabari, un businessman douteux exagérant ses succès et traînant les casseroles par douzaines (chèque en bois, paiement en fausse monnaie), accusé par ses compatriotes de collusion avec une puissance ennemie… La réalité est plus complexe. «Les Jabari sont un énorme clan en Cisjordanie, raconte un ancien cadre du Fatah. Ils sont des milliers, soudés et bien armés. Ils n'ont jamais fait partie des autoproclamés "capitalistes nationalistes" qui ont prospéré grâce à l'Autorité. Dès les années 70, ils faisaient du business avec les Israéliens.» A l'époque, l'Etat hébreu avait cherché à développer des alliances avec quelques puissantes familles, dans le but de briser l'unité nationale.

Publiquement renié par son frère, l'ex-gouverneur d'Hébron, Ashraf Jabari apparaît terriblement isolé. Selon lui, au moins treize autres hommes d'affaires palestiniens seront à Manama, peut-être le double en tout. «Les Palestiniens ont la phobie de Washington, mais il faut écouter ce qu'ils ont à offrir», conclut-il, perché sur un vertigineux sommet de fausse naïveté.