«Le charbon est du poison», scandaient les manifestants dans les rues de Nairobi le 12 juin. Environ 200 Kenyans ont défilé dans la capitale pour s'opposer au projet de centrale à charbon, la première d'Afrique de l'Est, à une vingtaine de kilomètres de Lamu, ville de moins de 20 000 habitants. Située sur la côte indienne, la cité est le centre historique est inscrit au patrimoine mondial de l'Unesco.
A la clé, un contrat à hauteur de 2 milliards de dollars (1,75 milliard d'euros) passé en 2017 entre l'entreprise omanaise Amu Power et la société chinoise China Power Global, qui se chargerait de la construction dans le cadre des «nouvelles routes de la soie». Mais les opposants à cette initiative baptisée «Lapsset» (acronyme anglais de Couloir de transport Ethiopie-Soudan du Sud-Port de Lamu) déplorent les conséquences locales à la fois environnementales et économiques de cette industrie dans une région dominée par la pêche. Le tribunal kényan national de l'environnement doit statuer ce mercredi sur la poursuite ou non des travaux.
Moins de poissons
Les activistes de l'ONG kényane Decoalonize attendent avec espoir la décision attendue ce 26 juin. «Nous pensons avoir fourni assez de témoignages pour défendre notre cause et obtenir l'annulation de l'évaluation sur l'impact environnemental, avance Omar Elmawi, le responsable du mouvement contacté par Libération. D'autant que les 2 milliards de dollars n'ont pas encore été payés car les partisans du projet sont toujours à la recherche d'investisseurs. La totalité des fonds n'a pas encore été rassemblée», poursuit-il. Cet opposant liste les motifs d'inquiétude suscités par la centrale, qui devrait être approvisionnée par la mine de charbon de Kitui County, à environ 250 km à l'est de Nairobi.
Omar Elmawi pointe notamment un risque de dégradation de la qualité de l'air et redoute que «la centrale contribue au changement climatique en produisant des gaz à effet de serre atteignant jusqu'à 8,8 millions de tonnes de CO2 par an, en violation de l'engagement du Kenya à réduire ses émissions de 30% d'ici à 2030».
Omar Elmawi ajoute que «le rejet d'effluents thermiques dans le milieu marin affectera la biodiversité marine». Or, cette région se révèle largement dépendante de la pêche, déjà victime du début du chantier du couloir de transport maritime, l'autre volet du projet Lapsset. L'an dernier, les travaux du futur port inclus dans le projet ont d'ailleurs entraîné la condamnation du gouvernement – qui a fait appel – à verser 18 millions de dollars de compensation à 4 500 pêcheurs déplorant la chute du nombre de poissons autour d'un récif corallien voisin.
Des milliers d’emplois
Le potentiel économique de cette centrale ne fait pourtant aucun doute pour le gouvernement. Le ministre kényan de l'Energie, Charles Keter, le qualifiait même, au moment de la signature de l'accord il y a deux ans, «d'un des plus gros projets réalisés dans un cadre public-privé». Il balayait les réticences des écologistes, puisque «les centrales à charbon récemment construites s'avèrent propres du point de vue environnemental». Et insistait sur le fait que «si le Kenya a besoin de plus de 30 gigawatts [30 000 mégawatts, ndlr] d'énergie pour devenir une nation industrialisée, [il doit] développer toutes sortes de sources d'énergie». Or, si la centrale sort bel et bien de terre, elle devrait contribuer à cet effort en produisant 981 mégawatts.
L'étude d'impact environnemental et social, réalisée par une entreprise de consulting, souligne également la dynamique impulsée par ce projet, prévoyant la création d'«environ 3 500 emplois pendant le pic de la période de construction dont approximativement 60% bénéficieront aux Kényans et 40% aux étrangers, notamment aux Chinois». Et «500 emplois à temps plein» répartis à parts égales entre Kényans et Chinois seraient nécessaires pendant la phase opérationnelle censée durer vingt-cinq ans.
En revanche, le document de 31 pages ne nie pas les conséquences «potentiellement négatives» de ces flux de travailleurs étrangers à la fois sur l'environnement, sur les services publics en augmentant par exemple la pression en matière d'éducation et de gestion des déchets, ou encore sur l'économie locale et sur la santé publique.
Paradoxe
Des doutes, soulevés par Daniel Schlissel, directeur de l'Institut américain d'économie de l'énergie et d'analyse financière, viennent faire pencher encore un peu plus la balance du côté des opposants. Dans un rapport publié ce mois-ci, il évoque «une erreur coûteuse pour le pays». «La construction de la centrale va nuire à l'économie kényane à la fois car l'énergie qu'elle produira sera extrêmement chère mais aussi car cela va entraver le développement de ressources renouvelables sur le sol kényan, précise-t-il à Libération. Le contrat d'achat d'électricité obligera en outre Kenya Power [compagnie de distribution d'électricité, ndlr] à payer des charges annuelles à Amu Power, d'un montant de 360 millions de dollars tant que la centrale fournira de l'électricité, peu importe la quantité effectivement produite. Ce manque à gagner s'avère également dommageable d'un point de vue économique».
En attendant la décision du tribunal national de l'environnement, le projet Lapsset révèle en tout cas une situation paradoxale. Le ministre de l'Energie écrivait en effet, le 30 mai sur Twitter, que «le Kenya se donne pour mission d'atteindre 100 % d'énergies renouvelables dans le mix énergétique du pays d'ici à 2022», soit deux ans avant la date à laquelle la centrale à charbon devrait être mise en service.