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Libération
Récit

En Turquie, Erdogan, affaibli, poursuit ses procès politiques

L’audience des 16 accusés, inculpés pour avoir participé au mouvement de contestation de la place Taksim, en 2013, s’est ouverte lundi. La défense dénonce une manœuvre partisane.
Lundi devant le tribunal de Silivri, à l’ouest d’Istanbul, avant le début des audiences du procès de Gezi. (Photo Gurcan Ozturk. AFP)
publié le 25 juin 2019 à 20h56

L’opposition turque n’aura guère eu le temps de savourer la victoire de son candidat Ekrem Imamoglu, élu triomphalement à la mairie d’Istanbul dimanche. Dès le lendemain s’est ouvert le procès de Gezi, en référence au mouvement social de 2013 qui fit tanguer le pouvoir de Recep Tayyip Erdogan, alors Premier ministre, et son Parti de la justice et du développement (AKP, conservateur autoritaire).

Avocats, journalistes, artistes et activistes ; en tout, 16 personnes sont accusées d'avoir tenté de renverser le gouvernement en finançant et en organisant le mouvement de Gezi. «Il n'y a pas de doute, ce procès est politique», expliquait Fikret Ilkiz, un des avocats de la défense quelques jours avant la première audience.

En mai 2013, un mouvement de contestation populaire et spontané jette dans la rue des millions de personnes excédées par l'autoritarisme alors tout juste grandissant d'Erdogan. La contestation est partie de la mobilisation de quelques écologistes qui s'opposent à la destruction du parc de Gezi, sur la place iconique de Taksim où doit être construit un énième centre commercial en forme de caserne ottomane. La répression brutale et le refus catégorique d'Erdogan d'engager le moindre débat enflamment la contestation. Cinq personnes perdent la vie, dont un policier. Erdogan fulmine, on s'oppose à lui. Il ne le digérera jamais. Il s'agit selon lui d'un complot soutenu par les «ennemis de la Turquie», en premier lieu l'Occident. C'est cette version de l'histoire que ce procès, qui se poursuivait mardi, tente d'imposer. «Il n'y a pas l'ombre d'une preuve dans l'acte d'accusation. Il est fait de récits divers rassemblés d'une façon éclectique», explique l'avocat Özgür Karaduman.

«Farce»

Cette brique indigeste de 657 pages, davantage composée d'insinuations que de faits tangibles, est qualifiée de «farce» par certains avocats. Pendant toute la durée de l'enquête, la défense a d'ailleurs été maintenue dans l'ignorance quant aux crimes imputés à leurs clients. Elle ne les a découverts qu'en mars, lors de la publication de l'acte d'accusation.

Premier à parler lundi, Osman Kavala, milliardaire philanthrope en détention depuis plus de 600 jours, a rejeté point par point l'intégralité des accusations. «A aucun moment de ma vie, je n'ai envisagé de changer le gouvernement autrement que par des élections libres.» Yigit Aksakoglu, détenu depuis novembre 2018, était le représentant en Turquie de la fondation Bernard Van Leer pour l'éducation de la petite enfance. Prenant la parole après Kavala, il s'insurge : «Ils nous accusent de préparer un coup d'Etat par le biais de manifestations pacifiques. Les gens qui ont recours à la violence, commettent des féminicides, frappent un chef de l'opposition [Kemal Kiliçdaroglu, secrétaire général du principal parti d'opposition début avril, ndlr], sont hors de prison, pendant que moi je suis dans une pièce de 10 m² depuis sept mois.» Mardi soir, Aksakoglu était libéré et Kavala retournait en prison. Une nouvelle audience aura lieu les 18 et 19 juillet.

«Prétexte»

L’acte d’accusation dresse le portrait d’une conspiration internationale. Y sont fréquemment mentionnés les printemps arabes (pourtant activement soutenus par la Turquie), le mouvement Occupy Wall Street, et même les révolutions de couleur en Ukraine, en Géorgie et au Kirghizistan. Figure haïe du gouvernement, le milliardaire George Soros et sa fondation Open Society sont plusieurs fois cités, sans apparaître cependant dans la liste des prévenus.

A défaut, ce sont Gökce Tüylüoglu et Hakan Altinay, deux anciens présidents de la fondation Open Society, qui a cessé ses activités en Turquie fin 2018, qui font partie des accusés. Mardi, l'avocat Can Atalay s'est insurgé contre toute ingérence étrangère : «Gezi est contre l'impérialisme. Ce procès est la continuation d'une incapacité à comprendre ou d'une volonté à ne pas comprendre Gezi.»

Pour les avocats de la défense, ce procès va bien au-delà des événements de Gezi. «Dorénavant, quiconque proteste contre le gouvernement pourrait faire face à des charges similaires, s'alarme Karaduman. Ce procès est en apparence à propos du passé. C'est un prétexte. Il s'agit d'une tentative de restreindre dans le futur les libertés et les droits des citoyens de ce pays», continue-t-il. Et Atalay de conclure : «Gezi est la volonté du peuple de prendre son destin en main. C'est la possibilité pour ce pays de sortir des ténèbres. Gezi est l'espoir de ce pays en l'égalité, la liberté et la justice.»