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Inflation au Zimbabwe : «Nous sommes en train de mourir lentement»

Pénuries, coût de la vie élevé, marché noir… Pour tenter de sortir de l’asphyxie, le gouvernement a interdit lundi les transactions en devises étrangères.
Pendant des années, les Zimbabwéens ont été forcés de jongler entre «bond notes», dollar et rand. (Photo Zinyange Auntony. AFP)
par Patricia Huon, envoyée spéciale au Zimbabwe
publié le 25 juin 2019 à 20h46

C'est une énième tentative qui vise à assécher le marché noir des devises étrangères et éviter un retour de l'hyperinflation qui a ravagé l'économie du Zimbabwe durant des années. Depuis lundi, les Zimbabwéens ne peuvent plus utiliser la livre britannique, le dollar américain ou tout autre devise étrangère pour régler leurs achats, faire un plein ou s'acquitter d'une facture à l'hôpital. Le ministre des Finances, Mthuli Ncube, a justifié cette interdiction par la nécessité de «ramener la situation sous contrôle». Un pas de plus vers le rétablissement du dollar zimbabwéen. Ne manque désormais que la confiance de la population pour croire en une nouvelle monnaie et cesser de trouver refuge dans des devises fortes.

Sur le marché de Highfield, quartier populaire de la capitale Harare, un vendeur pointe du doigt sa marchandise importée de Chine posée sur un étal à même le sol. Jusqu'ici, les prix variaient, selon la monnaie utilisée : dollar américain, rand sud-africain, «bond notes» - ces obligations d'Etat de la même valeur que le dollar - ou paiement par téléphone portable auquel il faut ajouter une commission. «Le taux de change officiel ne reflète pas la réalité, explique le vendeur. Je dois augmenter les prix.»Tout le monde a été forcé de s'improviser cambiste et le billet vert est devenu une valeur refuge. Ceux qui en possèdent les conservent précieusement ou les font sortir du pays.

«Je n'ai plus d'huile de cuisson et je ne serai pas payée avant le mois prochain. J'ai récupéré celle avec laquelle j'ai préparé les repas la semaine dernière», se plaint une femme employée dans une crèche, à Mbare, banlieue sud de la capitale. Dans son réfrigérateur, à côté de quelques tomates, trône un bidon de plastique rempli à moitié d'une huile brunâtre. «J'ai dû quitter mon logement et venir vivre avec ma mère. Je ne pouvais plus payer le loyer, dit-elle. Nous élevons quelques poulets pour vendre les œufs. Et si les gens n'ont pas d'argent, on les troque contre autre chose. C'est de plus en plus difficile.»

La première impression qu'offre la capitale du Zimbabwe, celle d'une ville moderne et tranquille, est en réalité trompeuse. Derrière cette façade, les préoccupations de la population témoignent de l'asphyxie du pays. «Ma mère est diabétique. L'insuline coûte cinq fois plus cher que l'an dernier. Parfois, il y a rupture de stock, dit un chauffeur de taxi laissant exploser sa colère. Soit j'achète ses médicaments, soit je paie les frais de scolarité de mes enfants. Je ne peux pas faire les deux. Comment puis-je choisir ? Ils sont en train de nous rendre fous.»

Certes, le pays est loin de connaître l’inflation à dix chiffres de 2008, mais le coût de la vie ne cesse de grimper en flèche. Et les souvenirs douloureux de l’hyperinflation se réveillent. A l’époque, les prix s’étaient envolés, conséquence de mesures populistes prises par Robert Mugabe et son entourage corrompu et dépensier. Une série de dévaluations et l’impression frénétique de «zim dollars» avait alors lancé sur le marché des billets à quinze zéros, dont la valeur réelle ne suffisait pas à acheter un pain, et qui sont aujourd’hui vendus comme souvenirs aux touristes. En 2009, le Zimbabwe a été contraint d’abandonner sa devise nationale et de lui substituer le dollar américain - et d’autres monnaies, dont le rand sud-africain.

En novembre 2017, Robert Mugabe est poussé vers la sortie par l'armée, après trente-sept années passées au pouvoir. Son successeur et ancien bras droit, Emmerson Mnangagwa, est élu en juillet 2018 après un scrutin contesté, marqué par la répression violente d'une manifestation pendant l'attente des résultats. Avec son slogan, «le Zimbabwe est ouvert au business», il promet de relancer l'économie.

Dos au mur

Mais après deux décennies de crise, le pays reste exsangue. Le Zimbabwe ne produit toujours pas assez pour nourrir sa population, et importe massivement. Les entreprises ont mis la clé sous la porte, les employés ont été licenciés et la collecte des taxes et autres impôts s’est effondrée. Le gouvernement kleptocrate de Robert Mugabe avait signé à tour de bras des reconnaissances de dette… sans valeur. Même la Banque centrale est tombée à court de devises. Pour pallier le manque d’argent liquide, les autorités ont lancé, fin 2016, les fameux bond notes. Mais leur valeur s’est elle aussi effondrée sur le marché des changes parallèles contre le dollar. Les plus aisés ont placé leur argent à la Bourse de Harare, dont l’indice ne s’est jamais aussi bien porté, tandis que les Zimbabwéens ordinaires ont fait des réserves de produits de base comme l’huile de cuisson, le sucre et le riz. L’inflation a repris de plus belle et les pénuries ont refait leur apparition. Aujourd’hui, les agents de sécurité postés devant des distributeurs de billets vides n’ont plus rien à protéger. Les paiements électroniques, par téléphone ou carte bancaire, qui s’effectuent à un taux encore inférieur à celui des bond notes, se généralisent. Le tout sans réserves dans les coffres pour garantir l’équilibre d’un jeu spéculatif prêt à s’écrouler. Le chef de l’Etat est dos au mur.

Au début de l'année, une grève générale de trois jours est déclarée. Des manifestants descendent dans les rues pour protester contre la hausse soudaine et drastique du prix de l'essence. La répression rappelle les pires moments de l'ère Mugabe. Au moins 17 personnes sont tuées, des centaines sont arrêtées. Pendant plusieurs jours, le gouvernement suspend l'accès à Internet. «Nous avons marché pour réclamer un revenu décent, payé en dollars américains, qui nous permette de survivre face à l'inflation, dit Obert Masaraure, président du syndicat des enseignants ruraux du Zimbabwe. Je suis instituteur et je n'ai plus les moyens d'envoyer mes propres enfants à l'école.» Le 16 janvier, il a été arrêté et tabassé par des policiers. Relâché sous conditions, il n'a pas le droit d'être actif sur les réseaux sociaux ou de participer à des réunions. «Mais je ne vais pas me taire, dit-il. Nous sommes en train de mourir lentement.»

En février, la Banque centrale a annoncé la fin de la parité entre sa quasi-monnaie - les bond notes -, et le dollar américain. Le taux est encore fixé à 5,2 dollars RTGS (real-time gross settlement ou règlement brut en temps réel) - le nom officiel de cette devise qui se cherche - pour 1 dollar américain. Le prix de toutes les marchandises s'est mis au diapason de ce nouveau taux : pour un produit vendu 10 dollars, il faut débourser au moins 50 bond notes. Désormais, les vendeurs de devises à la sauvette se font discrets dans les rues alors que la moindre transaction est passible de dix ans d'emprisonnement.

Dégradation

La hausse du prix de l'essence a aussi fait grimper les denrées et services locaux. Les salaires, eux, ne bougent pas. «Tout le monde savait que le bond note ne valait pas un dollar. C'était un mythe et il fallait le corriger, dit l'économiste zimbabwéen Vince Musewe. Mais le pouvoir d'achat de la population a baissé. Il faut maintenant que le gouvernement indexe les salaires.» Certes, les fonctionnaires ont vu leur salaire augmenter de 22 %. Une mesure qui a contribué à la dégradation du déficit public (- 9 %) sans pour autant compenser le renchérissement du coût de la vie. La dette publique culmine à 18 milliards de dollars (97 % du PIB). Selon les Nations unies, un tiers de la population (environ 5 millions de personnes) dépend d'une aide alimentaire, conséquence, entre autres, de la sécheresse et des récentes inondations survenues dans l'est du pays après le passage du cyclone Idai. L'ONU et le Fonds monétaire international soutiennent les réformes économiques mises en place par le gouvernement, jugées difficiles mais nécessaires. Cependant, l'espoir d'un retour rapide des investisseurs et de l'aide internationale, essentiel pour arrêter le naufrage, semble faible.

Le président Emmerson Mnangagwa, écharpe aux couleurs du drapeau zimbabwéen autour du cou, frappe à toutes les portes pour tenter de collecter des fonds. Mais l’accueil est frileux. Les Etats-Unis ont prolongé d’un an les sanctions qui visent certaines personnalités et institutions du pays, parmi lesquels l’actuel chef de l’Etat et son prédécesseur, Robert Mugabe. La Chine, la Russie et le voisin sud-africain sont réticents à mettre la main à la poche alors que le Zimbabwe tarde à rembourser ses dettes. Le Boeing 787 Dreamliner stationné à Dubaï, que le président utilise pour ses déplacements personnels, ne rassure peut-être pas sur les nouvelles méthodes censées lutter contre la corruption.

«Les militaires sont présents partout dans les structures du pays. Les généraux qui ont pris part au coup d'Etat contre Mugabe ne l'ont pas fait avec l'intention de devenir pauvres. Même si le Président tente de mettre des réformes en place, ils continueront à se servir sur les ressources de l'Etat, estime Derek Matyszak, analyste à l'Institut des études de sécurité de Pretoria. Et l'opposition n'est pas irréprochable. Ses leaders tentent d'utiliser le mécontentement de la population face à l'état de l'économie pour tenter d'intégrer le gouvernement. Ils n'ont pas vraiment intérêt à ce que les choses se passent bien.»

En attendant, la population étouffe, les services publics s'effondrent. «Il n'y a pas de médicaments, pas de matériel pour les opérations. Parfois, nous n'avons même pas assez de gants, de seringues ou de pansements, témoigne Aspect Maunganidze, chirurgien à l'hôpital central de Harare. C'est une situation extrême. Des gens meurent faute de traitement adéquat.» Le Président demande à la population de lui laisser du temps. Mais de patience, les Zimbabwéens n'en ont plus.