Le coton, semé il y a quelques jours, a déjà commencé à sortir de terre. Mais sur cette parcelle ocre, il faut tout refaire : Jimmy Webb n'est pas satisfait de l'espacement entre les plants, perturbé par les grosses pluies soudaines qui se sont abattues sur cette région rurale de la Géorgie, dans le sud-est des Etats-Unis. En bras de chemise, le visage rougi par un soleil écrasant, Jimmy suit du regard le tracteur qui arrache les jeunes pousses. Au sol, on voit quelques graines germées et déracinées, de la taille d'un petit haricot. Elles sont bleu métallique, «pour que l'agriculteur identifie la technologie à l'intérieur de la graine», explique Jimmy : il s'agit de coton Bt, modifié génétiquement (la plante contient un insecticide) et commercialisé par la firme Monsanto.
Jimmy, qui possède avec son frère Wesley cette exploitation de plus de mille hectares à Leary, dans le sud-ouest de l'Etat, depuis la mort de leur père au milieu des années 80, philosophe devant l'ampleur de la tâche : «Etre agriculteur, c'est plus risqué que de jouer au casino. Il y a tellement de paramètres qu'on ne contrôle pas, on apprend à gérer l'incertitude.» La météo capricieuse, d'abord. L'ouragan Michael, en octobre, a détruit deux tiers de ses récoltes, faisant de 2018 l'une de ses pires années depuis qu'il est en activité. «Il y a aussi la politique et les tarifs douaniers : ça, ça nous affecte autant», enchaîne Wesley, le frère cadet de Jimmy, accroupi entre les plants de coton.
Les agriculteurs américains, qui ont massivement voté en faveur de Donald Trump en 2016, se retrouvent depuis plus d’un an entre le marteau et l’enclume, au cœur du conflit commercial qui oppose le président américain avec la Chine. Obsédée par le déséquilibre de la balance commerciale (621 milliards de dollars en 2018) des Etats-Unis vis-à-vis de la Chine, excédée par les pratiques de Pékin en matière de subventions aux entreprises publiques et de transfert forcé de la propriété intellectuelle, l’administration Trump a instauré en plusieurs salves des barrières douanières punitives sur des milliards de dollars d’importations chinoises. En représailles, Pékin a augmenté de 25 % les droits de douane sur une liste de produits américains importés, du soja au tabac, en passant par le coton. Les dernières négociations à haut niveau, en mai à Washington, n’ont rien donné. Le président américain doit rencontrer son homologue chinois Xi Jinping en marge du G20 qui se tient ces vendredi et samedi à Osaka (Japon), pour tenter de trouver un accord et mettre fin à cette escalade.
Atelier du monde
Les frères Webb vendent leur production via Staple Cotton, la plus ancienne et la plus grosse coopérative américaine de coton, dont le siège est dans le Mississippi. Ils estiment qu'ils exportent à peu près autant qu'ils vendent au marché américain. «C'est pour ça, d'ailleurs, qu'on est si inquiets à propos des taxes douanières, reprend Jimmy. Il est vraiment temps que cette guerre commerciale s'achève et qu'une solution soit trouvée.» La Chine, normalement premier acheteur étranger de coton américain, «file une balle de coton sur trois produites dans le monde, et a besoin de beaucoup plus de coton qu'elle n'en produit : elle est obligée de beaucoup importer, explique au téléphone Hank Reichle, le président de Staple Cotton. De leur côté, les Etats-Unis sont très dépendants de leurs exportations de coton et de nombreux autres produits agricoles, comme le soja.»
Hank Reichle affirme que les effets de la guerre commerciale se font durement sentir : «A cause des 25 % de taxes douanières imposées sur le coton américain, de nombreuses usines textiles chinoises se sont tournées vers d'autres pays producteurs.» Pour les récoltes de 2016 et 2017, la Chine a importé environ 1,2 million de tonnes métriques de coton, venant à 45 % des Etats-Unis. Pour le coton récolté à l'automne 2018, l'atelier du monde a importé 1,6 million de tonnes métriques de coton, dont seulement 13 % viennent des Etats-Unis. «D'autres pays nous ont remplacés, comme l'Australie, l'Inde, et surtout le Brésil, dont la part est passée de 5 à 25 %», regrette Hank Reichle, qui affirme que sa coopérative a vu une «forte réduction de ses affaires avec la Chine ces quinze derniers mois», sans indiquer la perte précise.
Les coups de sang de Trump, qui a annoncé plusieurs fois l'imposition de nouveaux tarifs via son compte Twitter, ne sont pas sans conséquence. Hank Reichle raconte par exemple comment il venait de négocier un important contrat avec un gros client chinois, qui n'a finalement pas été signé quand les taxes ont été annoncées, en avril 2018. «Plus cette situation dure, plus il sera difficile de récupérer ces clients une fois un accord trouvé, insiste Reichle. Nous risquons de perdre définitivement des marchés.» Les frères Webb ne se considèrent pas comme ce qu'ils appellent les «républicains Mickey Mouse», ces électeurs qui votent pour le GOP quel que soit le candidat – ils soutiennent par exemple leur député à la Chambre des représentants, un démocrate, parce qu'il a «toujours défendu les agriculteurs»
Mais Jimmy et Wesley, qui ont voté pour Donald Trump en 2016, continuent à le soutenir. «Il n'a pas peur de tenir tête à la Chine, et il se bat pour une juste cause, assène Jimmy, assis dans le bureau de son frère, rafraîchi par la clim. Jusqu'ici, on n'a jamais connu une administration qui se battait vraiment pour nous, les agriculteurs. D'habitude, ils utilisent les denrées agricoles pour mettre un pied dans la porte, ouvrir les marchés et faire du commerce.» Wesley embraye : «A long terme, je suis certain que cette guerre peut nous aider. La question c'est : en attendant, combien de temps on peut tenir comme ça ? Combien de temps on peut survivre ?»
Situation précaire
Lors de sa campagne pour l’élection de 2016, Donald Trump s’est assuré les voix des agriculteurs en promettant de faire reculer certaines régulations environnementales et d’éliminer les impôts fonciers sur les terres agricoles issues d’un héritage, et en vantant ses talents de négociateur pour obtenir de meilleurs accords commerciaux, notamment pour l’export des denrées agricoles. Depuis son arrivée à la Maison Blanche, il a notamment abrogé les régulations sur les eaux de ruissellement agricole, soutenu le Renewable Fuel Standard, qui a fortement encouragé l’industrie de l’éthanol, et désengagé les Etats-Unis de l’accord de partenariat transpacifique.
Malgré les objections de l'American Farm Bureau Federation, le plus gros lobby agricole des Etats-Unis, qui a estimé que ce traité multilatéral de libre-échange entre l'Amérique et les pays d'Asie Pacifique, négocié par l'administration Obama, aurait pu augmenter le revenu agricole net des Etats-Unis de 4,4 milliards de dollars chaque année et créer 40 000 emplois dans les zones rurales du pays. La Géorgie, deuxième plus gros producteur de coton du pays après le Texas, a voté pour Trump en 2016 avec cinq points de plus que sa rivale démocrate Hillary Clinton, jusqu'à 90 % dans certains comtés ruraux. A l'échelle du pays, 75 % des électeurs de la «Farm Belt» ont soutenu Trump. Pour s'assurer leur soutien en 2020 malgré les conséquences de sa guerre commerciale, le président américain a sorti le portefeuille : son administration a décidé de deux enveloppes d'aides fédérales, l'une de 12 milliards de dollars et la seconde, mi-mai, de 16 milliards. «Tant que l'argent n'est pas sur mon compte, je ne peux pas trop savoir dans quelle mesure ça va m'aider, lâche Jimmy. Tout ça, c'est une solution de fortune : c'est pour nous maintenir la tête hors de l'eau le temps de trouver un accord avec la Chine.»
Pour Hank Reichle, le directeur de la coopérative de coton, ces aides fédérales ne sont «pas une solution à long terme». «Les agriculteurs américains veulent des relations commerciales libres et ouvertes pour vendre le fruit de leur labeur, pas des aides du gouvernement ! insiste-t-il. Chaque ferme est une entreprise, qui doit pouvoir anticiper et s'ajuster aux aléas habituels du marché. Une solution convenable pour les deux pays est impérative : il faut sortir de cette situation si précaire.» D'autant que la dette des agriculteurs américains a augmenté de 30 % ces cinq dernières années, pour s'établir à 409 milliards de dollars en 2018, selon les chiffres publiés fin février par le ministère de l'Agriculture. «Chaque année, on remet en jeu tout ce que nous possédons, en utilisant comme caution nos maisons pour les prêts qu'on contracte, rappelle Jimmy Webb. J'adore la vie en plein air, voir nos cultures pousser, mais le ratio risque-récompense est, il faut le dire, parfois absurde.»
G20 : le tête-à-tête Xi-Trump, pic du sommet
Voilà qui s'appelle planter le décor : avant même le début du G20, Donald Trump s'en est pris aux interlocuteurs, adversaires comme alliés, qu'il va retrouver au Japon pour un sommet promettant d'être tourmenté. Air Force One a posé jeudi ses roues à Osaka, vaste cité portuaire où se tient ces vendredi et samedi la réunion des dirigeants des vingt premières puissances du monde. Gonflé à bloc depuis son entrée en campagne pour 2020, Donald Trump a vertement critiqué le Japon, l'Allemagne, l'Inde, et bien sûr la Chine. Il a d'ailleurs prévu de rencontrer chacun des présidents et chefs de gouvernement de ces pays dans un tête à tête qui s'annonce houleux. Mais de toutes ces bilatérales, celle avec la Chine, prévue samedi, sera un sommet dans le sommet. Pékin et Washington bataillent ouvertement pour la domination économique et technologique du monde. Au risque d'envoyer l'économie mondiale dans le décor, Trump menace (une fois encore) d'imposer de nouveaux tarifs douaniers aux produits chinois. Pékin se contente (pour l'instant) de dénoncer «une tactique de harcèlement commercial». Malgré ces échanges d'amabilité, la majorité des experts tablent sur une trêve à Osaka.