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Interview

David Paternotte : «Il est faux de penser qu’il n’y a rien eu avant les émeutes de Christopher Street»

LGBT +dossier
Le sociologue David Paternotte remet en perspective la place de Stonewall dans l’histoire des luttes LGBT+ à l’aune des enjeux contemporains.
En 1962, après un bal à Manhattan, la police arrête des dizaines de personnes pour «outrage à la pudeur» et le port de vêtements du sexe opposé. (Photo Bettman Archive)
publié le 28 juin 2019 à 20h46

Spécialiste des mouvements antigenre et pour l’ouverture du mariage aux couples gays et lesbiens, David Paternotte (photo DR), sociologue et professeur à l’Université libre de Bruxelles, examine pour

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les paradoxes du mouvement de conquête et de reconnaissance des droits des personnes gays, lesbiennes, bisexuelles et trans, aujourd’hui marqué

«par l’affirmation de leur identité, et surtout de leur intégration».

Quel est l’héritage des émeutes de Christopher Street pour les mouvements homos et trans aux Etats-Unis et dans le monde?

Difficile de parler d’un seul héritage, tant celui-ci est multiple et différé. Ces émeutes ont en effet été construites en référent symbolique important, et souvent en point de départ des luttes LGBT+. Pour beaucoup, c’est le moment où les LGBT+ ont décidé de riposter et de s’insurger face aux intimidations de la police new-yorkaise. Ce n’est pas faux, mais de nombreux événements de ce type ont parsemé les Etats-Unis et le reste du monde occidental à l’époque, en lien avec les autres mobilisations de la fin des années 60. Et il faudrait se demander quand les émeutes de New York ont été connues en Europe… Probablement pas tout de suite. Nous sommes plus dans la construction d’une mémoire que dans celle d’une histoire.

Pourquoi ?

Il est faux de penser qu’il n’y a rien eu avant Stonewall, ni aux Etats-Unis ni en Europe. Comme le montre le travail de l’historien Julian Jackson sur la France, les origines du mouvement LGBT+ sont antérieures et l’historiographie a souvent survalorisé la dimension de rupture des événements de Christopher Street, alors qu’on peut tout autant mettre en valeur les continuités. Les événements de Stonewall ont souvent été présentés comme la fondation du mouvement gay ultérieur, qui est désormais contesté pour son manque d’inclusivité, en particulier en matière de genre et de race. Les mêmes événements sont aujourd’hui revendiqués à l’aide d’une autre histoire, dans laquelle on insiste sur le rôle central des personnes trans et racisées. Cela traduit les conflits dans la construction d’une mémoire du mouvement LGBT+.

Quels sont les succès des mouvements homosexuels, LGBT+, puis queer, depuis cinquante ans ?

Tout dépend de quel point de vue on se place. Les années de libération, marquées par la radicalité des engagements, ont rapidement cédé la place un peu partout à une autre phase, marquée par l'affirmation de l'identité et, surtout, l'intégration. Le sociologue britannique Jeffrey Weeks, qui a lui-même participé au Gay Liberation Front londonien du début des années 70, a théorisé cela comme deux moments dans l'histoire du mouvement, qualifiés de «moment de transgression» et de «moment de citoyenneté». Ceux-ci peuvent être approchés de manière simultanée ou historique. Pour Weeks, la revendication des droits, qui suppose l'affirmation de la différence et l'égalité juridique symbolisée par le droit au mariage et à l'adoption, a suivi et consolidé le moment de rupture incarné par Stonewall.

Toutefois, ce type de lecture, qui devient vite téléologique, est aujourd’hui contesté. D’aucuns soulignent aussi les angles morts d’un tel raisonnement et les rapports de pouvoir qu’il occulte, par exemple entre hommes et femmes, entre blancs et queers de couleur ou entre cis et transgenres, ou la sous-représentation des classes populaires. Si on suit ces généalogies autres, difficile de répondre à la question de savoir quelles sont les plus grandes avancées. Il faut juste insister sur le rôle des luttes comme facteur majeur pour l’obtention de droits.

Est-ce la conséquence aussi de l’internationalisation de ces enjeux ?

Il est difficile de parler de mondialisation dans le cadre de la mémoire de Stonewall. Ces événements ont en effet pris un statut fondateur dans une mise en récit très occidentale de l’histoire des luttes LGBT+, qui n’oppose pas seulement de manière exagérée ces événements aux mobilisations antérieures, mais correspond peu à ce qui s’est passé à l’échelle de la planète. Quand on se penche sur les luttes pour les droits sexuels au niveau global, on voit apparaître d’autres temporalités et d’autres moments fondateurs, inscrits dans des histoires locales beaucoup plus complexes. Ces luttes sont souvent plus récentes et n’ont pas nécessairement adopté l’approche identitaire suivie en Occident. D’ailleurs, le label LGBT+ est lui-même problématique dans une démarche historique, sans parler des difficultés que pose son application dans d’autres parties du monde.

Dans le même temps, cette reconnaissance semble partielle et inachevée, y compris dans les pays considérés comme étant les plus avancés en la matière…

Il faut se demander par rapport à quoi cette reconnaissance ou cette libération serait jugée inachevée. Cela pose la question de l’étalon à partir duquel on mesure l’avancement des luttes et celle de la manière dont il a été créé. Il me paraît plus juste de penser l’histoire de ces mobilisations comme celle d’une invention constante au cours de laquelle de nouvelles questions sont sans cesse mises sur la table et les certitudes militantes du moment sont remises en cause par de nouvelles idées. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé à la charnière des années 60 et 70 et qui explique pourquoi Stonewall a été posé en moment fondateur. C’est ce qui rend ces mobilisations fascinantes et caractérise le moment actuel, marqué par de nouvelles prises de parole et une prolifération d’identités.

Assiste-t-on, comme le disent certains, à un retour de bâton envers les personnes LGBT+ ou queer avec la montée en puissance des mouvements ultraconservateurs aux Etats-Unis, au Brésil et en Italie ?

Pas sûr que ce qui se passe dans ces pays participe nécessairement du même phénomène, au-delà de quelques caractéristiques générales. Par ailleurs, il s'agit d'un backlash, du moins au sens étroit d'une réponse à des demandes précises des mouvements LGBT+. En effet, le niveau d'organisation des mouvements, leurs revendications et leurs conquêtes sont très différents dans les pays que vous citez.

En revanche, on constate une réaffirmation et une profonde rénovation de divers mouvements conservateurs, qui conduisent à une polarisation accrue sur les droits LGBT+ dans le monde. Celle-ci répond peut-être à l’avancée globale d’un agenda en matière de droits mais s’inscrit beaucoup plus dans le poids et la visibilité acquis par ces questions en politique internationale et leur instrumentalisation à des fins politiques diverses, y compris par les puissances occidentales. Ainsi, l’utilisation des questions sexuelles à des fins géopolitiques par Vladimir Poutine, notamment pour symboliser les différences entre la Russie et l’Occident, fait d’une certaine manière écho à l’utilisation de ces questions, à la même époque, par Barack Obama ou David Cameron. Par ailleurs, l’existence d’oppositions n’est pas un phénomène neuf aux Etats-Unis ou en Russie, à l’inverse de ce qu’on a voulu croire en Europe au cours des dernières décennies. Elle a cependant un effet direct sur l’action des mouvements, qui doivent à la fois contrer ces attaques et les anticiper dans leur action et leur mobilisation.

Quels sont les terrains de lutte présents et à venir pour les LGBT+ ?

Difficile de répondre à ce genre de question. Mais j’identifie a priori deux priorités au niveau des mobilisations. D’une part, une plus grande attention à la diversité interne au mouvement et aux rapports de pouvoir en son sein, en particulier quant au genre et à la race. Il s’agit évidemment des personnes trans et racisées, mais aussi des femmes qui ont souvent lutté pour se faire une place dans un monde très masculin. D’autre part, le mouvement doit peut-être en partie s’éloigner des logiques juridiques et institutionnelles pour retrouver une partie de sa créativité. Les luttes juridiques et politiques de ces dernières années sont sans aucun doute essentielles et loin de moi l’idée de les déprécier. Toutefois, elles ont peut-être poussé des militants aux ressources limitées à privilégier certains horizons, au détriment d’autres manières d’imaginer les luttes et les revendications.