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Libération
portrait

Graham Norton, l’Eire de rien

Star cynique et drôle de la télé britannique, le présentateur néoromancier jette un regard mélancolique sur son Irlande natale.
Graham Norton. (Photo Manuel Vazquez)
publié le 28 juin 2019 à 17h13

C'est un peu comme s'il marchait au milieu des paillettes et comme si elles ne faisaient que l'effleurer. Un peu comme s'il flottait et jetait sur son parcours un regard un peu surpris, presque narquois. Graham Norton est pourtant une superstar au Royaume-Uni, un mélange de Drucker et de Fogiel en nettement plus drôle. Son talk-show du vendredi soir sur la BBC, où se bousculent toutes les stars du moment, est incontournable. George Clooney ou Meryl Streep se sont déjà prêtés à l'exercice de ses interviews mi-sérieuses, mi-comiques. Les deux seuls qu'il n'a encore jamais reçus sont Brad Pitt et Julia Roberts. Enfin, pense-t-il. «Je n'en suis pas complètement sûr. Un jour, j'ai affirmé que je n'avais jamais reçu Britney Spears, évidemment une vidéo a resurgi et elle avait été l'une de mes invitées.» Il éclate de rire. Ce n'est pas qu'il s'en fiche, mais visiblement, ce cirque médiatique au cœur duquel il évolue depuis plus de vingt ans ne l'impressionne pas plus que cela.

Pour notre rencontre, il arrive seul, son casque de vélo à la main. Il a choisi les bureaux anonymes et très discrets d'un espace de co-travail du très branché quartier de Shoreditch. Couronné de multiples prix pour ses prestations télévisées, il est aussi l'animateur d'une émission radio et présente chaque année le concours de l'Eurovision. Et depuis peu, il est écrivain. Après deux autobiographies, «des commandes commerciales», il a écrit son premier roman à l'âge de 53 ans, Rien qu'une vie, publié ces jours-ci en France. Il en a déjà écrit un deuxième et le troisième est en route. Il ose à peine le dire, comme s'il n'en revenait toujours pas. «Je suis devenu romancier après 50 ans, j'ai découvert ma nouvelle passion», même s'il a toujours rêvé d'écrire. Son premier roman se déroule en Irlande. Ses personnages, souvent un peu ingrats, assez solitaires et même malheureux, évoluent autour d'un squelette découvert par hasard. La peinture de la vie d'un village irlandais dans les années 70 est délicate et sensible. Loin, très loin de Londres, du show-biz, des paillettes justement. «C'était un choix délibéré de ma part, j'ai éliminé tout ce qui me colle à la peau, Londres, les stars, la télévision, il n'y a même pas de personnage homosexuel !» explique-t-il. «Je voulais que les lecteurs oublient que je suis Graham Norton, le type de la télévision. Je me suis demandé quel était le dernier truc que je connaissais bien, et j'ai réalisé que c'était l'Irlande, celle des années 70 et 80.»

Il en a perdu l'accent, mais y est né, près de Dublin, avant de déménager très vite à Bandon, une petite bourgade aux portes de Cork. Son père, protestant, travaillait chez Guinness, chargé du contrôle technique des tireuses de la célèbre mousse brune. Sa mère, elle aussi protestante, venait d'Irlande du Nord. Une famille protestante dans une Irlande très majoritairement catholique dans les années 60 et 70, «c'était particulier. Ça change un peu votre personnalité, on vous fait sentir que vous êtes un peu moins irlandais que les autres». C'était une autre Irlande, loin, très loin de la société ouverte et moderne d'aujourd'hui. Sa mère et sa sœur y vivent encore (son père est décédé il y a quelques années), lui-même y possède une maison. «Je me demande souvent si je quitterais l'Irlande comme je l'ai fait à l'époque si j'avais 20 ans aujourd'hui. Je n'en suis pas sûr. Je suis parti parce que j'étais très très malheureux, que je voulais faire quelque chose de créatif et que je ne pouvais pas y vivre ma vie. Aujourd'hui, je pourrais.»

Après deux années à l'université de Cork, à étudier la littérature anglaise, il fuit vers les Etats-Unis et San Francisco où il vit un an dans une communauté hippie. «J'ai adoré, j'adore toujours les Etats-Unis, il y a un truc avec les Américains, avec leur fameux "suivez vos rêves".» A l'époque, il était pressé de vivre. «Je me souviens d'une colocataire hippie qui avait, à 40 ans, repris ses études d'infirmière. Je trouvais ça idiot. Elle m'a dit : "Quand je partirai à la retraite, j'aurais travaillé comme infirmière pendant vingt-cinq ans". Ça a été une grande leçon, j'ai réalisé que, dans la vie, on a souvent plus de temps qu'on ne croit.»

Pourtant la sienne a failli s'interrompre prématurément. En 1989, alors qu'il est étudiant dans une école de théâtre à Londres, il est attaqué par des inconnus dans la rue, violemment poignardé. Il s'en sort de justesse. «Ça a relativisé beaucoup de choses. Je me souviens distinctement m'être senti très sage. Plus rien n'avait d'importance… Et en même temps, je pouvais tout résoudre.» Peut-être est-ce de là que lui viennent ces fulgurances mélancoliques, qu'on perçoit peu à la télé et beaucoup entre ses lignes. «C'est quelque chose qui me fascine, comment certaines personnes vivent un traumatisme, s'en sortent, avancent ou restent coincées dans ce moment.»

Avec ses invités, en commentant l'Eurovision, il est bourré d'humour, parfois caustique mais rarement méchant. «Je crois que c'est l'effet de l'âge, j'étais beaucoup plus cynique jeune», dit-il, mais il trouve aussi que le «monde a changé et sur les écrans, le public est moins friand de cynisme qu'il y a quelques années». Son livre est dédié à sa mère Rhoda, avec cette curieuse dédicace : «Enfin un livre que tu pourras lire». «Dans mes mémoires, il y avait des épisodes délicats que je n'avais pas envie qu'elle lise.» Ces épisodes avaient à voir avec sa vie personnelle et son homosexualité. «Cela n'a jamais été un tabou dans ma famille, mais on n'en parlait pas en Irlande. En fait, c'était plus un embarras général vis-à-vis du sexe.» Pour sa mère, «c'était plus une inquiétude : "Est-ce que j'allais être heureux ?"»

Aujourd'hui, Graham vit seul, avec ses deux chiens, «et c'est très bien comme ça». Curieusement, dans un pays où la presse à scandale se repaît du moindre hoquet d'une célébrité, il reste assez épargné. «Mes amis ne sont pas célèbres, j'ai les mêmes depuis des années, ça aide un peu.» Un de ses anciens compagnons a vendu leur histoire à un tabloïd. «J'étais triste pour lui. Avant il était l'ex de Graham Norton, et puis il est devenu le salaud qui a vendu son histoire», dit-il simplement.

Comment trouve-t-il le temps d'écrire malgré toutes ses activités ? Cet adepte du remain a aussi investi dans des vignobles, en Nouvelle-Zélande et en Australie et vient de se lancer dans la production de gin en Irlande. «Je bloque une journée par semaine, dans mon agenda, c'est écrit "jour de roman", et je l'attends avec impatience, je me retrouve seul, loin du brouhaha, et j'aime ça.» Après sa mère, les lecteurs qui lui faisaient le plus peur, «c'était les Irlandais». Ils ont aimé, au point de lui décerner un prix littéraire. On est tombée par hasard sur une critique de son roman. Elle disait : «Un bon roman touchant et sans prétentions. Parfait.» Ça lui va bien.

4 avril 1963 Naissance à Clondalkin (Irlande).
1983 Quitte l'Irlande.
1989 Poignardé à Londres.
Avril 2019 Rien qu'une vie (Stéphane Marsan).