Il trépigne derrière la porte. Tsuyu, littéralement une «pluie de prunes», s'est abattu sur Kyoto qui va désormais ruisseler pendant plusieurs jours. Les tatamis sentent le foin, les vêtements ne sèchent plus, les pages des livres gondolent. Les ruelles près du château de Nijo, en plein cœur de l'ancienne capitale impériale, sont désertes. Dans sa modeste machiya ou demeure traditionnelle en bois, loin de l'effervescence du G20 qui doit débuter le lendemain dans la ville voisine d'Osaka, Kunihiko Moriguchi attend le président français.
Le peintre sur kimono fait partie des très rares à avoir été élevés au rang de «trésor national vivant». Ils sont une centaine au Japon à être ainsi distingués pour leur savoir-faire ou leur art, monuments de chair et d'os ou gardiens de bien culturel intangible important. Moriguchi le doit à sa maîtrise du yûzen, une technique de teinture sur tissu qui date du XVIIIe siècle. Il pourrait ne plus être à un honneur près, pourtant son émotion est palpable. «C'est un très grand honneur, dit-il dans un français impeccable, je vais enfin pouvoir remercier la France pour la bourse qu'elle m'a accordée dans les années 60 à une époque où il était particulièrement difficile de quitter le Japon.»
L’étudiant en nihonga (peinture à base de pigments minéraux) à l’université des arts de Kyoto est parti à 22 ans à l’école nationale des arts décoratifs de Paris. Amitié avec le critique Gaëtan Picon et le peintre Balthus, découverte via son professeur Jean Widmer du Bauhaus dont il hérite du graphisme, foisonnement intellectuel et vie nocturne agitée, séjour à la villa Médicis. Moriguchi affirme puiser encore aujourd’hui sa créativité dans ses trois années de folle liberté à l’écart de la ville où il est né en 1941 et où il travaille avec acharnement.
«Hasard objectif»
Une rumeur venant de l'extérieur le distrait : «Il arrive à pied !» Kunihiko Moriguchi tend la tête pour apercevoir dans la rue Emmanuel Macron qui marche à sa rencontre. Poignée de main, politesses. «Je laisse mes chaussures où ?» demande l'invité en costume cravate sombres. Et le petit groupe élyséen s'engouffre en chaussettes dans l'antre du maître. Entre les préoccupations politiques, économiques liées à son déplacement, le chef de l'Etat tenait à «tirer le fil de l'art», dit-il. «Moriguchi est archétypal du dialogue entre nos artistes, nos imaginaires. Et j'ai beaucoup d'admiration pour Balthus, j'ai lu Picon, dont le sublime Admirable tremblement du temps, j'ai trouvé qu'il y avait un hasard objectif», résume-t-il dans un clin d'œil à André Breton. Il ira dans la foulée rejoindre une tablée d'architectes japonais, réunissant notamment Sou Fujimoto, Shigeru Ban, Kengo Kuma…
Présentation de la famille en rang sage et serré. La femme, le fils cadet – les trois planches de surf qui décorent l'entrée secondaire sont à lui –, la belle-fille et le petit-fils de dix ans. Au fond de la pièce, un kimono moucheté de carrés blancs et noirs ouvre les bras sur son ikô, support traditionnel de ces imposantes robes en forme de T. «Une de mes pièces assez récente, Quand danse la neige, faite pour l'exposition à la maison de la culture du Japon à Paris fin 2016. Elle représente six mois d'exécution. Et plusieurs années de recherche !» Pour comprendre, les chaussettes grimpent les marches étroites qui mènent à l'atelier.
Ombres et perspectives
Plafond bas. Pinceaux sur les murs. Tissus tendus sur des cadres de bambou. Livres, esquisses. Aucune lumière du jour. Dans un recoin, un petit bureau apparaît dans la lumière d'un large néon à hauteur de front. Fouillis de croquis, où dansent des formes géométriques. «Voici mon projet en cours, avec l'hexagone et le carré. L'un a des angles de 120 degrés, l'autre de 90, ils ne se marient pas bien, mais je tente de trouver une harmonie entre eux.» On se demande soudain s'il faut voir là une allégorie de la France et du Japon.
– «Sur ce modèle les carrés semblent sortir, sur celui-là ils rentrent», reprend Moriguchi.
– «Oui, vous avez inversé les ombres et donc les perspectives», enchaîne Macron.
– «J’ai profité de votre visite, cela m’a beaucoup aidé à avancer mais je ne suis pas satisfait encore. Vous verrez le résultat dans deux ou trois ans !»
Le Président jette un œil aux rangées de papiers autour du bureau. «Et là ce sont tous les classeurs des idées non résolues !», dit-il en souriant. Moriguchi enroule alors ses feuilles.
– «Quand c'est porté par une femme, cela change totalement !»
– Vous pensez le motif porté ?»
– «Oui, le motif ne doit pas être gratuit. Une belle forme, un bel oiseau, cela ne sert à rien si ce n'est pas beau en volume. Je regarde donc beaucoup les femmes.»
– «Vous regardez les kimonos», corrige son hôte.
– «Oui, merci, je vais plutôt dire cela !»
Tradition et modernité
Macron continue de l'interroger. «Quel est votre degré de contrainte ?» Moriguchi ne comprend pas, ce sera la seule fois où il demandera l'aide de l'interprète qui suit silencieusement les échanges. Puis il remplit la salle de ses mots denses.
«Je dois préserver cette tradition. Toujours faire quelque chose de plus orignal, qui n'a jamais été fait, car si je manque de créativité, ce sera la mort de mon métier.»
– «Etre en tension entre tradition et créativité ?»
– «La tradition est lourde, elle peut gêner. Si vous vous laissez manger par elle, vous pouvez devenir complètement différent de vous-même. Il faut s'en libérer, rechercher une vision nouvelle, revenir à ce que vous êtes. Rester artisan tout en étant créatif.»
Une libération toute relative, rivée à une chaise du matin au soir, jusqu’à la nuit lorsqu’il était jeune.
«Vous voulez un café ?» lance fièrement Moriguchi après avoir présenté les différentes étapes du yûzen en compagnie de son disciple Takashi Ashida. Sur la table au rez-de-chaussée, des tasses qu'il a réalisées avec des artisans de Sèvres. Il est rare au Japon de déroger au thé. Peine perdue, le Président préfère l'infusion et goûte aux pâtisseries, un Baumkuchen émeraude, couleur du matcha (thé vert), et un minazuki, une pâte de riz cuit à la vapeur et couverte d'haricots rouges écrasés.
– «C'est un gâteau que l'on mange à la fin du mois de juin, sa forme en triangle à angle droit symbolise la glace», explique Moriguchi.
– «Vous êtes obsédé par les formes géométriques !» s'exclame Macron
– «Définitivement.»
Tandis que la famille reste agenouillée sur les tatamis, le peintre et le président conversent à table. Seul l’ambassadeur Laurent Pic, un habitué des lieux, est assis à leurs côtés.
– «Quel est votre objectif, l'œuvre ultime ?» demande encore Macron.
– «C'est difficile…», glisse l'artisan au bout d'un long silence.
Il réclame un catalogue du père, déjà trésor national, Kakô Moriguchi. Tourne les pages. Des branches de cerisiers, des vagues, dansent avec somptuosité sur les tissus. «C'est incroyable cela, dit le fils, c'est un monde que je ne pourrai jamais atteindre. Il a une liberté que je n'ai pas, car je suis guidé par la géométrie. Dans mon travail, le vide est important mais dans le sien le vide devient vague, il devient plein !»
Géométrie et abstraction
Le père n'est plus, mais la tension avec le fils est toujours présente. Marc Petitjean, qui connaît bien le maître sur lequel il a réalisé un documentaire et prépare une biographie, souligne la rupture : «Le carré s'impose dès son premier kimono, baptisé Hikari en hommage au shinkansen [train à grande vitesse japonais, ndlr] lancé peu auparavant, il cherche d'emblée à amener une certaine modernité dans le yûzen.» «Une des raisons pour lesquelles j'ai créé mon monde de géométrie et d'abstraction, c'est pour ne pas déranger son monde à lui», dit sobrement l'intéressé.
Macron enchaîne les questions, Moriguchi parle avec bonheur.
– «Avez-vous eu le sentiment parfois d'atteindre la perfection ?»
– «Jamais. Et il se peut qu'au moment des recherches, je dépasse ce que je suis en train de chercher.»
– «Mais à quel moment vous considérez que c'est réussi ? Vous n'êtes jamais satisfait ?»
– «Si l'on est satisfait, on n'avance plus !»
– «N'être jamais satisfait, il paraît que c'est le propre du talent, conclut Macron. Et je comprends très bien la liberté absolue qu'offre la liberté de l'invention dans la contrainte. Baudelaire disait la même chose de la forme du sonnet. Ronsard aussi. Que l'expression la plus pure ne peut jaillir que dans la contrainte formelle que l'on s'impose.»
Série de photos. Le président regarde une vidéo où le petit-fils, pianiste, joue Chopin. On lui présente même le chien, petit format aux yeux globuleux. «On dirait un polo Jean-Paul Gauthier», s'amuse-t-il devant ses habits. Les rappels à l'heure se font plus prononcés. Macron devait s'enfuir à 19 heures, il est 20 heures passé. «Je vais peut-être rester ici au lieu d'aller au G20…», lâche le président. Mais il se lève. «Nous sommes deux pays qui aiment le savoir-faire, tout en étant différents, nous devons travailler ensemble», affirme le maître. Rendez-vous est pris à Paris, où il doit se rendre en décembre, en tant que membre du Conseil d'orientation de la villa Kujoyama.
«Je suis très ému de vous avoir reçu chez moi», lâche Moriguchi au moment du départ. «C'est nous qui vous avons pris beaucoup, au-delà du temps», répond Macron. Dehors, le projecteur d'une équipe de télé japonaise provoque un léger attroupement de costumes sombres et de parapluies. Le voisinage s'étonne de découvrir une personnalité au milieu de leur rue. Moriguchi trône heureux sur le pas de sa porte. Le cortège élyséen s'éclipse dans une nuit de prunes.