En attendant de voir réellement le jour, le projet d’accord de libre-échange entre l’Europe et les pays du Marché commun du Sud (Mercosur) aura, en France, au moins un mérite : celui de mettre presque tout le monde d’accord. D’Europe Ecologie-les Verts au parti Les Républicains, en passant par le Rassemblement national ou La France insoumise, tous condamnent cette future feuille de route libre-échangiste annoncée le 28 juin par la Commission européenne. Coté LR, le député Guillaume Larrivé va jusqu’à le comparer à une «horreur écologique et une erreur économique». Même les membres de la majorité n’auront pas été avares en critiques. Fait encore plus rare, les écologistes et les agriculteurs ont trouvé un terrain d’entente pour dénoncer les conditions de production dans les pays du Mercosur.
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Face à cette levée de boucliers généralisée, l'Elysée avance donc avec prudence. «La position française est claire depuis deux ans : on n'acceptera pas l'accord s'il met en danger nos normes sanitaires, l'accord de Paris ou des filières sensibles comme l'élevage», rappelle-t-on. Comme le traité n'a pour l'instant été négocié que par la Commission européenne et que les gouvernements n'en ont reçu la version intégrale que mercredi, Paris veut se laisser le temps de pouvoir le décortiquer en profondeur. Le calendrier lui en laisse largement la possibilité : le Conseil européen ne devrait pas se prononcer sur le traité avant novembre 2019, et le Parlement européen avant l'automne 2020. C'est seulement après ces deux étapes que le texte pourra être soumis aux Parlements nationaux.
Repenser les accords commerciaux
Parmi les sujets sur lesquels le gouvernement veut être vigilant, les quotas, qu'il trouve pour l'instant trop élevés, notamment pour les volailles. Les conditions de production dans les quatre pays du Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay et Uruguay) doivent également être examinées avec prudence. Si l'Elysée concède qu'il est «impossible de contrôler toutes les chaînes de production», il souhaite proposer la mise en place d'audits et pousse pour l'instauration d'une certification réalisée par des organismes internationaux, à l'image de ce qui est train d'être fait pour l'huile de palme.
Concernant les problèmes environnementaux soulevés par l'accord, notamment liés à la déforestation au Brésil, la France fait valoir la stratégie de la carotte et du bâton. Certes, les clauses du texte portant sur le respect de l'environnement ne sont pas franchement contraignantes. Mais l'accord pourrait servir de moyen de pression sur les différents pays du Mercosur. C'est du moins ce que veut croire l'Elysée. «Sans la possibilité d'aboutir à un traité commercial avec l'UE, le Brésil serait déjà sorti de l'accord de Paris, comme Jair Bolsonaro l'avait promis pendant sa campagne, y assure-t-on. Et il a maintenant tout intérêt à y rester, puisque nous ne ratifierons pas l'accord sans que ce soit le cas.»
Plus largement, la France veut profiter de ce nouveau contexte pour porter une nouvelle vision des traités commerciaux auprès de la toute nouvelle Commission européenne. «L'UE doit utiliser le levier que constitue l'ouverture commerciale pour faire avancer ses valeurs et ses intérêts, et ne pas se contenter de faire baisser les tarifs douaniers», affirme l'Elysée. Parmi les pistes évoquées, l'instauration d'une date limite aux mandats des négociateurs, pour éviter que ne se reproduise le cas de l'accord avec le Mercosur, conclu dans un cadre posé il y a vingt ans. La France voudrait aussi faire du respect des accords de Paris une condition juridique et sine qua none à la conclusion de tout nouvel accord commercial conclu au niveau européen. En clair, l'Elysée affirme une position aux antipodes de celle exprimée par Nicolas Hulot, et veut faire des traités de libre-échange un instrument pour parvenir à un monde plus vert…
«L’Europe s’achète une police d’assurance sur ses échanges extérieurs»
Sébastien Jean est directeur du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII). Il voit dans l’accord la preuve que la tendance mondiale n’est pas à l’isolationnisme ou à la démondialisation.
Il y a quelques années, on parlait de la fin de la mondialisation. Cet accord semble démentir cette idée…
Je n’ai jamais pensé que l’on assistait à la fin de la mondialisation. En revanche, on assiste à une transformation profonde de la mondialisation et cet accord en est l’illustration. Il vient conclure vingt ans de négociations. La signature a été accélérée, je pense, pour montrer à Donald Trump que s’il joue le repli, l’Europe est quant à elle capable de passer des accords importants avec d’autres pays. On pourrait dire qu’elle s’achète ainsi une police d’assurance sur ses échanges extérieurs.
Peut-on dire qu’il y a une complémentarité entre les deux blocs concernés, dans leurs secteurs d’activité ?
La complémentarité existait clairement depuis le début et c’est ce qui rendait cet accord sensible politiquement, en Europe particulièrement. Le Mercosur est avant tout une puissance dans l’agroalimentaire, tandis que l’UE est surtout performante dans l’industrie. Mais elle signifie aussi qu’il peut y avoir des concurrences fortes. En Europe, les coûts d’ajustement seront principalement dans l’agriculture concernant la viande, plus particulièrement bovine, et le sucre. D’où la sensibilité particulière de cet accord en France. Dans les deux cas, la libéralisation est soumise à un quota. Ce plafond correspond à environ 1,5% de la consommation européenne de bœuf et moins de 1% pour le sucre. Sans être énorme, c’est loin d’être négligeable, d’autant que ce sont des filières fragiles.
Cet accord semble mettre l’économie et le commerce au-dessus des questions environnementales. Est-ce un retour vers «l’ancienne économie» ?
Le risque est en effet que le commerce soit une façon d’esquiver les contraintes environnementales, en facilitant les exportations du pays où la réglementation est moins contraignante. La facilité de commercer peut amoindrir l’impact des politiques environnementales et augmenter leur coût. Des dispositions spécifiques sont donc prévues pour protéger l’environnement, par exemple en exigeant du Brésil qu’il respecte l’accord de Paris, ou en prévoyant des engagements contre le commerce illégal de bois. Toute la question est de savoir si ces engagements seront suffisamment contraignants pour que le bilan puisse être considéré comme positif : il ne serait pas acceptable qu’un tel accord se fasse au détriment de l’environnement.
«Le temps n’est plus à la plaidoirie»
José Bové, ancien député européen, a toujours dénoncé les traités de libre-échange. Il s’inquiète d’autant plus depuis l’accord trouvé avec les pays du Marché commun du Sud.
Les principales inquiétudes de l’accord concernent l’agriculture et l’environnement. Sont-elles fondées ?
L’agriculture est toujours bradée. Dès que l’Union européenne n’a plus rien à négocier, elle fait des concessions sur l’agriculture. Le problème, c’est que les pays du Mercosur, et plus particulièrement le Brésil et l’Argentine, sont des producteurs agroalimentaires à seule visée de l’exportation. Le Brésil est un porte-avions de l’agriculture d’exportation. On y a des grandes exploitations et des entreprises de viande. Par rapport au climat et l’environnement, c’est une escroquerie totale de faire croire que cet accord entre dans le respect de la lutte contre le climat. Les importations ne vont, soi-disant, être autorisées que si les produits ne possèdent pas de molécules interdites en Europe. Mais c’est ce que l’on avait déjà dit avec les OGM. On ouvre les vannes à une gestion horrible des territoires indigènes et à la colonisation de la forêt amazonienne. Dire que l’environnement va être respecté, c’est contraire à la réalité.
Cet accord n’est-il pas contraire à la politique européenne, qui instaure de plus en plus de réglementations dans l’agriculture ?
Je ne sais pas si c’est vraiment un paradoxe. L’interdiction du glyphosate ou encore les perturbateurs endocriniens viennent d’initiatives citoyennes. Ces règles-là sont imposées par la pression de la société civile. Mais en même temps, il y a des pressions de l’agroalimentaire, de l’industrie automobile et des secteurs des services. Il est évident que toutes les clauses de l’accord sur l’agroalimentaire sont là pour les autres secteurs. On est à chaque fois sur cette politique-là, c’est un cynisme total. Les actes vont totalement à l’encontre des discours.
L’accord prévoit des quotas et des aides pour les agriculteurs européens. Est-ce suffisant ?
On sait très bien que cela ne va pas marcher. L’UE cherchera à savoir d’où viennent les produits qui créent la distorsion. Mais le problème vient de l’ensemble du système. De plus, le projet de budget pour la période 2021-2027 décidé par la Commission européenne baisse la part dédiée à la politique agricole de 48 à 38%. Je ne vois pas comment on va soutenir les agriculteurs, on ne va pas faire plus avec moins de moyens. Il faut donc faire front, dépasser les clivages politiques, syndicaux et écologistes. Quand les politiques vont à l’encontre des citoyens, je pense qu’ils doivent désobéir. Et là, le temps n’est plus à la plaidoirie. Il faut passer à l’acte et seule la société civile peut le faire. Elle peut appeler au boycott de cette alimentation destructrice des paysans, de la santé et de la biodiversité.