Menu
Libération
Récit

Pédocriminalité : le séisme judiciaire de l’affaire Jeffrey Epstein

Affaire Epstein, un scandale américaindossier
L’arrestation ce week-end du milliardaire dans le New Jersey, poursuivi pour exploitation sexuelle de mineures, relance une saga judiciaire ouverte à la fin des années 2000. Outre son ampleur par le nombre de victimes présumées, l’affaire éclabousse le monde politique.
Rassemblement contre Epstein devant le palais de justice de New York, lundi. (Photo Stephanie Keith. Getty Images. AFP)
publié le 10 juillet 2019 à 20h56

Il est passé en quelques heures de son luxueux jet privé à une cellule de l’austère prison fédérale du sud de Manhattan, et pourrait ne jamais retrouver la liberté. Le financier américain Jeffrey Epstein, milliardaire de 66 ans au carnet d’adresses truffé de puissants du monde entier, a été arrêté samedi et inculpé lundi à New York d’exploitation sexuelle de dizaines de mineures.

Il est accusé d'avoir, au moins entre 2002 et 2005, fait venir des jeunes filles parfois âgées de 14 ans dans ses résidences de New York et de Floride pour «se livrer à des actes sexuels avec lui» contre rémunération. «Afin d'augmenter son approvisionnement de victimes, Epstein a également payé certaines de ses victimes pour qu'elles recrutent d'autres filles, qui étaient à leur tour abusées», ajoute la justice, pour qui le milliardaire a «créé un vaste réseau de victimes mineures», avec la complicité de certains employés et associés.

Sur la base de ces accusations, dévoilées lundi par le ministère public, Epstein encourt jusqu’à 45 ans de prison. Mais tout indique que d’autres chefs d’inculpation risquent de s’ajouter au dossier dans les mois à venir, le FBI ayant appelé toute victime ou témoin potentiel à se manifester. Depuis l’arrestation samedi du sexagénaire sur le tarmac de l’aéroport de Teterboro (New Jersey), où son avion venait de se poser en provenance de Paris, plusieurs victimes présumées ont déjà contacté les autorités, a fait savoir le bureau du procureur.

La trentenaire Jennifer Araoz a quant à elle choisi de témoigner mercredi matin dans le Today Show, la matinale la plus regardée aux Etats-Unis. Dans une interview poignante à visage découvert, elle a raconté avoir été approchée, à l'automne 2001, par une jeune femme à la sortie de son lycée. Cette dernière, après lui avoir posé des questions sur sa famille et l'état de ses finances, lui aurait proposé de lui présenter un riche ami susceptible de lui venir en aide. Jennifer, 14 ans à l'époque, se serait ainsi retrouvée dans l'hôtel particulier de Jeffrey Epstein, dans le quartier de l'Upper East Side. Pendant plusieurs mois, l'adolescente fragile, dont le père était décédé du sida deux ans plus tôt, aurait prodigué au milliardaire des massages sexuels en échange de 300 dollars. Jusqu'à un jour de l'automne 2002 où il l'aurait soudainement violée. «J'étais terrifiée et je lui demandais d'arrêter. Il savait exactement ce qu'il faisait», a-t-elle raconté.

Accord secret

Le récit de Jennifer Araoz, 32 ans aujourd'hui, correspond aux méthodes habituelles de Jeffrey Epstein, dénoncées depuis longtemps par des dizaines de jeunes femmes. Car les accusations n'ont rien de nouveau : il y a plus de dix ans, le riche investisseur a été accusé de faits similaires en Floride, où il possède une luxueuse résidence à Palm Beach. L'épais dossier judiciaire de l'époque, dont Libération s'est procuré près de 2 000 pages, en partie confidentielles, témoigne de la gravité et l'ampleur des méfaits. «L'accusé a échafaudé un plan pour entrer en contact avec d'innombrables filles mineures, vulnérables et défavorisées. Il les a ensuite agressées et abusées sexuellement, exploitées, et leur a donné de l'argent», précise ainsi l'une des plaintes déposées contre Epstein. Le document détaille un «mode opératoire» récurrent : des adolescentes - «dont les plus jeunes n'avaient que 12 ans» - transportées dans la villa du milliardaire pour y pratiquer des «massages», lesquels dérivaient presque systématiquement «vers des actes obscènes ou sexuels» allant de l'attouchement au viol.

A l'époque, la culpabilité de l'accusé semblait ne faire aucun doute pour le ministère public, qui avait identifié une quarantaine de victimes. «Certaines femmes se sont rendues au domicile de M. Epstein une seule fois, d'autres plus d'une centaine», écrivait alors le bureau du procureur. Et pourtant, dans le plus grand secret, le procureur fédéral chargé de l'affaire, Alexander Acosta, avait conclu un accord avec les avocats de Jeffrey Epstein. En acceptant de plaider coupable de faits mineurs de prostitution, le milliardaire avait échappé à un procès et écopé d'une peine aménagée de 13 mois dans une prison locale, d'où il pouvait sortir six jours sur sept pour travailler. Longtemps confidentiel, l'accord avait suscité la colère des victimes et de leurs avocats. L'arrestation, samedi, d'Epstein, a ravivé la polémique, d'autant qu'Alexander Acosta est aujourd'hui ministre du Travail de Trump. L'opposition démocrate exige sa démission.

Trois options judiciaires

Dans les colonnes du Miami Herald, dont une enquête sur Epstein, publiée en novembre, a contribué à relancer les investigations du FBI, l'ex-chef de la police de Palm Beach s'est réjoui de l'arrestation du financier : «Heureusement, les autorités de New York ont le courage d'enquêter et de poursuivre Epstein comme il aurait dû l'être lorsque les crimes ont été signalés pour la première fois en Floride, il y a plus d'une décennie.» Selon la défense d'Epstein, la nouvelle inculpation constitue une violation de l'accord négocié en 2008. «Cette inculpation est en réalité un remake, c'est de l'histoire ancienne», a affirmé l'un de ses avocats, Reid Weingarten. La loi américaine interdit de poursuivre deux fois un accusé pour les mêmes faits. Mais selon plusieurs médias, l'accusation lancée lundi inclut de nouvelles victimes et témoins interrogés ces derniers mois par les autorités new-yorkaises.

L’accusé doit comparaître lundi lors d’une audience de remise en liberté sous caution. Compte tenu de sa fortune et du fait qu’il possède un avion et plusieurs résidences à l’étranger, le bureau du procureur réclame son maintien en détention. Epstein va devoir rapidement faire un choix entre trois options. Aller au procès, avec une très forte probabilité d’être lourdement condamné. Plaider coupable sans coopérer, ce qui pourrait lui permettre de limiter la peine de prison à une dizaine d’années. Ou, enfin, coopérer avec la justice en échange d’une réduction de peine - si le procureur est intéressé. Au district sud de New York, qui gère le dossier, les règles de coopération sont réputées les plus strictes des Etats-Unis : pour espérer une contrepartie, un accusé doit communiquer aux enquêteurs tous les délits et crimes dont il a connaissance, commis par lui-même ou quelqu’un d’autre. Ancien proche de Bill Clinton et Donald Trump, eux-mêmes visés par des accusations d’abus sexuels, Epstein a-t-il des choses à dénoncer, sur eux ou d’autres ? S’il emprunte cette voie, personne ne sait ce que renferme sa boîte de Pandore.