Martin Selmayr est-il en train de planter la candidature de sa compatriote, Ursula von der Leyen, à la présidence de la Commission ? Dix jours après sa désignation surprise, le 2 juillet, par les chefs d'État et de gouvernement de l'Union, et au vu des prestations de la ministre de la Défense allemande devant les groupes politiques du Parlement européen, on peut sérieusement se poser la question. Elle a tellement pataugé devant les eurodéputés que son élection, qui paraissait acquise mardi à Strasbourg, n'est plus assurée. Or, qui est chargé de piloter cette période délicate de transition entre deux commissions ? Le secrétaire général de l'exécutif européen qui n'est autre que Martin Selmayr, l'homme dont les eurodéputés ont réclamé à deux reprises la tête à la suite de sa nomination frauduleuse en février 2018. Les observateurs et plusieurs capitales européennes, dont Paris, voient dans les débuts chaotiques de leur championne la marque du «monstre» de la Commission, surnom donné à Selmayr.
Le problème d’Ursula von der Leyen est qu’elle a débarqué à Bruxelles sans connaissance des affaires communautaires et sans maîtriser la machine administrative de la Commission, et surtout les subtils équilibres du Parlement. Or il est difficile de devenir une experte en moins de quinze jours, d’autant que, dans le même temps, elle doit convaincre 751 eurodéputés de 28 pays, représentant plus d’une centaine de partis politiques nationaux, répartis entre sept grands groupes politiques de voter pour elle. Sans un appui déterminé des services de la Commission, c’est une tâche impossible. Or, elle ne l’a pas : l’homme qui les dirige, Martin Selmayr, défend d’abord ses intérêts et non ceux de son institution, à la différence des secrétaires généraux du passé.
Garder les rênes
Ainsi, c’est à lui que les conservateurs du PPE doivent leurs divisions lors du sommet qui a duré du 30 juin au 2 juillet. Le dimanche 30 juin, en amont du Conseil européen, la chancelière allemande, Angela Merkel, a demandé à ses homologues conservateurs de nommer la tête de liste des socialistes, le néerlandais Frans Timmermans, à la présidence de la Commission, étant donné que celle du PPE, l’Allemand Manfred Weber, ne réunissait pas une majorité parmi les Vingt-Huit et au Parlement européen. Selmayr a alors encouragé les pays de l’Est, mis devant le fait accompli, à exiger la présidence pour leur famille politique afin de préparer l’élection de «son» candidat, le Premier ministre croate conservateur, Andrej Plenkovic.
Pourquoi une telle manœuvre ? Car Timmermans le détestant cordialement, il savait que sa nomination signifiait la fin de son règne à Bruxelles. Tout comme celle d’un Allemand d’ailleurs, aucun pays n’étant prêt à accepter un président et un secrétaire général, le poste le plus important de la Commission, de la même nationalité. Enfin, un président d’un petit pays, c’était l’assurance pour Selmayr de rester aux commandes : il a construit sa carrière en pilotant durant dix ans une commissaire luxembourgeoise, Viviane Reding, puis un président luxembourgeois, Jean-Claude Juncker, qu’il a littéralement inventé en l’imposant au PPE en 2014.
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Le problème est que ses manœuvres ont été peu discrètes, tant au sein du PPE que du Conseil : «A chaque interruption de séance, Selmayr allait parler à Andrej Plenkovic comme un entraîneur parlant à son boxeur», raconte un ministre européen. Son comportement a tellement agacé les chefs que son départ «est dans le paquet», comme l'explique un responsable français : «Il est convenu que Von der Leyen devra s'en débarrasser et je peux vous dire que Selmayr était livide quand son nom a été prononcé par plusieurs chefs.» Et il ne peut pas compter sur le soutien d'Angela Merkel qui ne lui pardonne pas d'avoir divisé le PPE. Que le départ d'un eurocrate soit réclamé par les Etats, c'est une première.
Verdict mardi soir
Le secrétaire général joue désormais sur deux tableaux pour sauver sa peau : au pire, démontrer à Von der Leyen qu’il est absolument indispensable pour contrôler la Commission ou, au mieux, la faire tomber pour permettre un retour du Premier ministre croate dans la course. Le nom de Plenkovic est d’ailleurs réapparu sous la plume de quelques journalistes proches de lui après les prestations loupées de l’Allemande… Ses manœuvres ont commencé dès la nomination de l’équipe de transition. Au lieu de fournir des haut fonctionnaires de choc pour la préparer au mieux, le secrétaire général a désigné quatre seconds couteaux tout à sa dévotion, car ils lui doivent leur carrière, ce qui lui assure un contrôle total des opérations (1). Ursula von der Leyen a juste pu imposer deux de ses proches du ministère de la Défense, son directeur de cabinet Bjoern Seibert, qui ne connaît pas plus qu’elle la maison qu’elle doit diriger, et son porte-parole, l’ancien journaliste Jens Flosdorff.
Mais la ministre de la Défense n'est pas «la perdrix de l'année», selon l'expression d'un diplomate. Après ses prestations peu enthousiasmantes devant les groupes politiques, qui ont refroidi ses plus fidèles soutiens, elle a compris qu'elle avait été mal préparée et que son attitude prudente dictée par Selmayr se retournait contre elle. Au point qu'aujourd'hui il n'est pas impossible qu'elle ne doive son éventuelle confirmation qu'aux voix des eurosceptiques et de l'extrême droite (il lui faut 376 voix minimum), ce qui serait tout aussi catastrophique qu'un échec. Ses rapports avec Selmayr se sont brutalement dégradés et Von der Leyen a enclenché l'opération survie appuyée par Berlin et Paris. Seul son discours-programme qu'elle prononcera mardi à 9 heures peut renverser la vapeur avant le vote prévu le même jour à 18 heures. Ces manœuvres dignes de House of Cards montrent que la reprise en main politique de la Commission sera la première mission du futur président.
(1) Sa composition est secrète, mais la voici : Helene Banner (Allemagne), Maria Luísa Cabral (Portugal), Jivka Petkova (Bulgarie), Pauline Rouch (France).