Comment une stagiaire aussi banale que Monica Lewinsky a-t-elle pu devenir une icône people, mettre en danger le président du pays le plus puissant du monde, et donner son nom à un scandale, le Monicagate, rivalisant de célébrité avec le Watergate ? En 1998, Bill Clinton risque la destitution parce que cette jeune femme (22 ans au moment des faits), stagiaire à la Maison Blanche entre 1995 et 1997, l'a gratifié de plusieurs fellations. Neuf, d'après le décompte officiel. Clinton le nie en prêtant serment devant la Chambre des représentants. Mais les confidences de Monica Lewinsky, enregistrées à son insu par l'une de ses collègues, contredisent le Président et le rendent coupable de parjure. Au terme de plusieurs mois de procédure, il reconnaît avoir entretenu avec la jeune femme «une relation non appropriée». L'expression est restée célèbre, ainsi que les réponses du Président, auquel ses accusateurs demandent ce qu'il entend par «rapport sexuel». L'audition est retransmise sur toutes les chaînes de télévision et le rapport d'enquête diffusé sur Internet. Le 12 février 1999, Clinton est acquitté par le Sénat. Comment comprendre tout ce tintamarre ? Par le «marathon de la tartuferie» que fut l'été 1998, celui où se réveilla «la plus vieille passion fédératrice de l'Amérique, son plaisir le plus dangereux peut-être, le plus subversif historiquement : le vertige de l'indignation hypocrite» : voici ce qu'écrit Philip Roth dans la Tache, roman publié en 2000 aux Etats-Unis. The Humain Stain : le titre original fait référence à la réputation salie du héros, mais aussi à la tache laissée par le sperme présidentiel sur la robe bleue de Monica Lewinsky. Ce bout de tissu s'est transformé en pièce à conviction. Star par accident : l'expression est donc à entendre de différentes manières.
«Ame sœur sexuelle»
Qui était Monica Lewinsky ? Une fille au style très girly, née à San Francisco en juillet 1973. Très jeune, elle arborait souvent un tee-shirt rose avec cette inscription : «Daddy's little girl». Le père était médecin, la famille aisée. Dès 1999, Monica Lewinsky a un biographe officiel, Andrew Morton, auparavant biographe de la princesse Diana. Il n'a pas perdu de temps. Il décrit une enfant boulotte pour laquelle l'apparence physique fut un problème : pas de quoi casser trois pattes à un canard. Lorsque Monica Lewinsky est adolescente, ses parents divorcent. Elle souffre.
A 20 ans, elle entretient une liaison avec son professeur d'art dramatique, marié - ça commence. Elle s'enfonce dans le chagrin. Lewinsky étudie brièvement la psychologie à Portland, puis un ami de sa famille, apprenant que la Maison Blanche recrute des stagiaires, l'aide à y entrer en 1995. A Washington, les femmes qu'elle côtoie jugent Clinton très excitant. Monica n'est pas de cet avis : elle ne l'a pas encore croisé mais l'estime «trop vieux, avec son gros nez rouge et ses cheveux gris raides comme des fils de fer». Ce n'est pas gagné. La rencontre a lieu à la faveur d'une fête organisée sur la pelouse de la Maison Blanche. Monica Lewinsky a une révélation : «Je suis devenue aussitôt accro.» Bientôt, elle découvre en lui son «âme sœur sexuelle». En 1995 comme aujourd'hui, elle a une allure d'héroïne de soap-opéra : sourire perpétuel, lèvres toujours brillantes, brushing hyper volumineux, ongles manucurés.
Photo Reuters
C'est via Paula Jones que Monica Lewinsky en vient à tenir un rôle dans ce grand déballage. En 1994, cette ancienne employée de l'Etat de l'Arkansas accuse Clinton de l'avoir harcelée lorsqu'il était gouverneur. Les avocats de Jones ont vent du cas Monica Lewinsky, que le personnel de la Maison Blanche a identifiée comme étant trop proche du Président, raison pour laquelle elle a été déplacée au Pentagone. En lien avec les avocats de Paula Jones, Linda Tripp, une collègue du Pentagone, recueille ses confidences et les enregistre. Lewinsky jure devant la Cour suprême ne jamais avoir eu de relations physiques avec le Président, mais Tripp transmet les enregistrements au procureur indépendant Kenneth Starr. «Comment en suis-je arrivée là ?» se demande Lewinsky en janvier 1998 lorsque, escortée par deux agents du FBI, elle rejoint une chambre du Ritz-Carlton de Washington. D'autres membres de l'agence fédérale l'y attendent. Persévérer dans le faux témoignage lui vaudrait la prison.
Signaux coquins
Le 21 janvier 1998, le Washington Post affirme que Clinton a demandé à une femme (Lewinsky) de mentir sur la réalité de leurs relations. Sous serment, le Président dément avoir eu des relations «impropres» avec Monica Lewinsky. Le procureur Kenneth Starr l'accuse de parjure, d'obstruction à la justice, de subornation de témoins et d'abus de pouvoir : la procédure de destitution est enclenchée.
Le 17 août 1998, Clinton témoigne devant un grand jury. Puisqu'il n'y a pas eu pénétration, et qu'il n'a pas eu de contact avec les parties génitales de la jeune femme, il est faux, selon lui, de parler de «rapport sexuel». Il ment un peu car il l'aurait tout de même caressée avec un cigare et avec ses doigts. André Glucksmann a ce commentaire : «A quoi bon Ronsard, Proust, Joyce et Woody Allen, si le moindre greffier définit ce que baiser veut dire ?» Selon lui, les Nord-Américains ne sont pas si obsédés qu'on le dit par l'argent : «Les nantis n'y arborent pas sans exception un portefeuille à la place du cœur. Les valeurs profanes ne gomment pas les spirituelles. Les impératifs de la bêtise dominent souvent les déterminants de l'économie.» La finance ne s'absente pas longtemps, car les chaînes de télé, les journaux et les éditeurs de la biographie autorisée de Lewinsky gagnent beaucoup, et rapportent beaucoup à la jeune femme. Monica Lewinsky, c'est la fille d'à côté américaine, la Material Girl de Madonna : «I'm a material girl / 'Cause we're living in a material world.» La chaîne Fox lance un sondage : Lewinsky est-elle une traînée ou une Américaine ordinaire ? La première option est plébiscitée à 54 %.
L'été 1998 est celui où il est question dans le monde entier du sexe du Président, du string de Lewinsky et des jeux qu'ils firent avec un cigare mâchouillé au préalable par Clinton. #MeToo et l'affaire Lewinsky ont un point commun que Blanche Gardin pointe dans un sketch : «Je les lisais pas, les tweets #Balancetonporc, parce que ça m'excitait trop. Après, je pouvais pas bosser. Faut qu'on arrête de chauffer les gens… Y a des gens auxquels il arrive rien, je le rappelle.» C'est sur cette corde érotique et cheap que joue dès 1999 Andrew Morton dans Monica, son histoire. Lorsqu'il n'est pas question des signaux coquins que s'envoient discrètement les deux amants - un string qui dépasse un peu du pantalon de Monica, un sourire de la part de Clinton, Morton rapporte les considérations confondantes de bêtise de celle qu'il métamorphose en héroïne de tragédie : «Tu sembles avoir tellement besoin d'affection… Tu es plein d'amour et tu en as besoin, et je crois que tu le mérites», aurait-elle dit à Clinton.
Instants volés
La fièvre du Monicagate retombée, ce produit médiatique qu'est Monica Lewinsky part étudier la psychologie sociale à la London School of Economics, puis elle hiberne jusqu'en 2014, date à laquelle elle se confie à Vanity Fair. Pour le magazine, elle pose allongée dans une attitude glamour sur un canapé en velours rouge, vêtue d'une robe digne d'une soirée de gala. Elle juge avoir été «la personne la plus humiliée au monde» et la première victime de cyberharcèlement - ce en quoi elle n'a sans doute pas tort. La résilience est en marche. Elle lance une marque de sacs à main puis, en 2015, devient l'ambassadrice et la conseillère d'une organisation de lutte contre le cyberharcèlement créée par des étudiants, Bystander Revolution.
En 2018, pour les 20 ans de l'affaire, Monica Lewinsky est l'héroïne d'une série documentaire diffusée sur la chaîne A&E. Philip Roth n'est pas le seul à s'être emparé de son cas. Beyoncé cite l'ancienne stagiaire de la Maison Blanche dans la chanson Partition : «Il a Monicalewinské sur ma robe», ce que l'intéressée a jugé approprié de corriger en : «Il a Billclintoné sur ma robe.» Dans Rap God, Eminem mentionne les instants volés dans le Bureau ovale. Ce ne sont là que des échantillons d'une liste d'artistes réagissant - à quoi d'ailleurs ? A quel scandale ? A la traque de l'«inappropriate» qui, en 1998, a enflammé les puristes de la convenance et les acharnés de la dénonciation.
Monica Lewinsky la groupie n'était coupable de rien, sinon d'avoir eu des relations avec un homme de pouvoir plus âgé qu'elle, et marié. Certes, cet homme s'appelait Clinton. Zuckerman, le narrateur de la Tache, rêvait que soit tendue une banderole «d'un bout à l'autre de la Maison Blanche, comme un de ces emballages dadaïstes à la Christo, et qui proclamerait : "ICI DEMEURE UN ÊTRE HUMAIN".» Sous l'ère #MeToo, l'affaire aurait pris un autre tour, mais lequel ? La jeune femme a martelé que son commerce avec le Président était «consenti» : malheur, c'était le mot à ne pas prononcer. S'il y a consentement, il ne peut y avoir d'empathie.
Vendredi Constance Quéniaux, modèle de «l'Origine du monde»