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Au Soudan du Sud, la guerre fait régner la répression

Alors que le plus récent pays du monde sombre dans la guerre civile depuis 2013, un nouveau rapport d'Amnesty International dénonce la répression du gouvernement, qui s'étend au-delà de ses frontières, contre le mouvement d'opposition pacifique Red Card.
Un militaire de la garde présidentielle à Djouba, le 26 avril. (Photo Andreea Campeanu. Reuters)
publié le 18 juillet 2019 à 13h03

«Vous voyez, maintenant ils sont morts. Si vous souhaitez emprunter cette voie, les conséquences suivront.» Ces menaces sont extraites d’un nouveau rapport publié ce jeudi par Amnesty International qui dénonce la répression employée par le régime sud-soudanais, notamment via le Service national de sûreté (NSS), à l’encontre de «l’opposition pacifique», à l’intérieur de ses frontières mais aussi au-delà.

«Ils», ce sont Aggrey Idri et Dong Samuel Luak. Deux activistes opposés au président sud-soudanais, Salva Kiir, qui ont été enlevés par des inconnus en janvier 2017 dans les rues de Nairobi, au Kenya. Au mois de mai, des experts de l'ONU estimaient «hautement probable qu'ils aient été exécutés par des agents du NSS».

Harcèlement, menaces, détentions arbitraires, disparitions forcées et assassinats : l'organisation pointe une récente intensification de la répression qui cible notamment le RCM (Red Card Movement ou «mouvement Carton rouge»). Issu principalement de la diaspora sud-soudanaise et porté par la jeunesse, le RCM s'identifie comme «un mouvement des droits civiques établi pour reconstruire et sauvegarder une société juste, libre et ouverte» et qui cherche à «équilibrer les valeurs fondamentales de liberté, égalité et fraternité» au Soudan du Sud. L'un de ses slogans : «Kiir doit partir.»

«Changement»

C’est d’ailleurs avec les hashtags #KiirMustGo («Kiir doit partir») et #SouthSudanUprising («soulèvement au Soudan du Sud») que le RCM a tenté, début mai, de mobiliser sur Internet les Sud-Soudanais. Le but étant d’encourager la population à manifester le 16 mai à Djouba, la capitale, mais également d’organiser des rassemblements de la diaspora dans d’autres capitales d’Afrique de l’est telles que Khartoum au Soudan, Addis-Abeba en Ethiopie et Nairobi.

La naissance de ce mouvement n'a rien d'anodin. Elle s'inscrit dans un contexte actuel particulier : les destitutions d'Abdelaziz Bouteflika en Algérie et d'Omar el-Béchir au Soudan à la suite d'un élan pacifique du peuple. Pour Joan Nyanyuki, directrice régionale d'Amnesty International pour l'Afrique de l'Est, la corne de l'Afrique et les Grands Lacs, la peur d'une contagion au Soudan du Sud s'est emparée de Salva Kiir : «Le régime a compris ce qui pouvait lui arriver. C'est-à-dire, le changement. Le passage à une meilleure société, bâtie par le peuple.»

La protestation pacifique qui était prévue le 16 mai n'a pas eu lieu à Djouba. Durant les semaines qui l'ont précédée, les autorités sud-soudanaises ont renforcé la présence militaire dans la capitale et fermé les lieux publics. Parallèlement, des agents du Service national de sûreté (NSS) «ont procédé à des perquisitions systématiques, de jour comme de nuit, chez des personnes soupçonnées d'être membres ou sympathisantes du mouvement Carton rouge», indique Amnesty International, qui déplore une volonté de «dissuader» tout rassemblement pacifique.

Campagnes d’intimidation

Le 7 mai, le ministre sud-soudanais de l'information, Michael Makuei Lueth, n'a pas mâché ses mots au micro de la station Radio Tamazuj. «Ceux qui veulent manifester sont libres de le faire, mais doivent se préparer aux conséquences. Nous connaissons les meneurs. Nous ne voulons pas que des jeunes meurent encore. Les jeunes sud-soudanais ne devraient pas essayer de reproduire ce qui se passe dans d'autres pays», a-t-il menacé.

Pis encore, Amnesty International rapporte que, quelques jours après la manifestation avortée du 16 mai, un homme a été arrêté chez lui par des agents du SSN. Motif invoqué par les autorités : son numéro serait apparu dans une conversation WhatsApp d’un groupe du Red Card Movement.

Ces campagnes d'intimidation s'étendent également au-delà des frontières du pays. Le NSS semble avoir le bras long. D'après Amnesty, les dirigeants du RCM ont annulé un rassemblement prévu à Nairobi le 16 mai car des organisateurs et membres du mouvement ont été «menacés d'être arrêtés et renvoyés à Djouba, où ils seraient alors soumis à une disparition forcée». Même rengaine à Addis-Abeba où une manifestation a, certes eu lieu, mais s'est soldée par l'agression de deux journalistes cameramen par des agents de sécurité de l'ambassade sud-soudanaise en Ethiopie.

«Un régime qui s’est consolidé pendant la guerre»

«Des accords clandestins sont tout à fait possibles entre Djouba et les pays voisins dans le but de faire taire ces dissidents qui pourraient être contagieux», suppose Marc Lavergne, directeur de recherche au CNRS et spécialiste de la Corne de l'Afrique. «Que le Soudan du Sud soit capable de réprimer à l'étranger témoigne d'un régime en position de force qui s'est consolidé au cours de la guerre», explique Anne-Laure Mahé, chercheuse Afrique de l'Est à l'Institut de recherche stratégique de l'école militaire.

Une guerre civile mine le pays depuis décembre 2013. Elle a éclaté lorsque le président Kiir a accusé son ancien vice-président Riek Machar de fomenter un coup d’Etat. Les deux hommes, ayant pourtant combattu au sein de mouvements indépendantistes pendant plus de vingt ans jusqu’à la naissance du Soudan du Sud en 2011, se livrent depuis une lutte de pouvoir politique.

Le conflit aurait provoqué la mort de près de 380 000 morts et 4 millions de déplacés, soit un tiers de la population totale. Un conflit caractérisé par des meurtres délibérés de civils, des actes de violence sexuelle et le recrutement forcé d'enfants soldats. «On a un gouvernement complètement corrompu depuis l'indépendance avec une rébellion armée qui l'est tout autant. Et c'est la population qui trinque», constate Marc Lavergne.

Alors qu'un accord de paix – le douzième – a été signé le 12 septembre 2018 et prévoyait le retour de Riek Machar, exilé à Khartoum, en tant que vice-président en mai, les violations du cessez-le-feu continuent de part et d'autre. Plus de 100 civils ont été tués depuis septembre, selon l'ONU. Hier encore, six civils et un casque bleu ont perdu la vie.