«Jusqu'à ce qu'il démontre qu'il dispose d'une autre ambition que le pouvoir lui-même pour le pouvoir, le soupçon demeurera qu'il se trouve où il est pour une seule cause et une seule et unique personne : juste Boris.» La phrase acide conclut une biographie sans concession de Boris Johnson, qui devrait être élu à la tête du Parti conservateur ce mardi. L'auteur de l'ouvrage, la journaliste Sonia Purnell, le connaît bien : elle était son adjointe lorsque Johnson était correspondant du Daily Telegraph à Bruxelles, entre 1989 et 1994. De lui, elle a gardé, comme la majorité des personnes qui l'ont côtoyé professionnellement ou personnellement, une impression plus que mitigée, quand elle n'est pas franchement négative. Max Hastings, ancien rédacteur en chef du quotidien conservateur et celui qui, à l'époque, l'a encouragé à répandre dans ses pages son venin eurosceptique, a confié dans une interview qu'il n'était «pas taillé pour être Premier ministre».
Si, comme prévu, le Parti conservateur le préfère à son rival Jeremy Hunt, la reine Elizabeth II lui demandera dès ce mercredi de diriger le gouvernement. Boris Johnson, 55 ans, aura alors l'occasion de prouver sa valeur ou de conforter les critiques - et elles sont innombrables - dans leurs convictions. L'homme s'apprête enfin à imiter son idole, Winston Churchill, dont il a écrit une biographie, en prenant en main la destinée de son pays à un moment de crise existentielle. Pourtant, aux Britanniques, il n'a promis ni sang, ni labeur, ni larmes ou sueur, mais bien un avenir radieux, uniquement parce que le Royaume-Uni est «un grand pays».
Johnson et Hunt, lors d’un débat à la BBC le 18 juin.
Photo Jeff Overs. BBC. Getty Images
Il n'a pas que la blondeur en partage avec Donald Trump. Récemment, lors d'un débat l'opposant à Jeremy Hunt, la question lui a été posée de savoir ce qu'il avait eu à sacrifier pour arriver jusqu'aux portes du 10, Downing Street. Manifestement surpris par la question, il s'est, dans un geste devenu sa marque de fabrique, gratté la tignasse avant de répondre : «C'est délicat, mais j'aurais pu gagner beaucoup, beaucoup plus d'argent si je n'étais pas entré en politique.» La phrase résume assez bien un personnage clairement préoccupé par ses revenus, peut-être moins par les valeurs que l'on pourrait espérer du dirigeant d'un pays comme le Royaume-Uni. Rien ne dit d'ailleurs qu'il ne gardera pas, une fois Premier ministre, sa tribune hebdomadaire dans le Daily Telegraph grassement payée - 275 000 livres par an (308 700 euros). Il ne l'avait pas abandonnée lorsqu'il était maire de Londres, l'a utilisée comme outil de propagande contre sa prédécesseure Theresa May et pendant sa campagne pour lui succéder. Alors pourquoi ne pas continuer à s'en servir comme caisse de résonance pour sa politique à la tête du pays ? Pour Johnson, la frontière entre journalisme et politique n'a jamais existé, la notion de conflit d'intérêts non plus.
Obscénités hurlées à un malheureux yucca
Il entre à Downing Street comme il est entré dans le journalisme, puis la politique, persuadé que ce poste lui était destiné. Pour gérer le délicat dossier du Brexit, une Union européenne méfiante et un Parlement sans majorité et profondément hostile à une sortie de l'UE sans accord, il table sur son bagout, son agilité intellectuelle et son humour. Ces qualités l'ont toujours, estime-t-il, protégé et lui ont permis de se sortir des situations les plus embarrassantes. Il les partage avec le reste de sa famille, et notamment sa sœur, Rachel, journaliste et romancière, sa benjamine de quinze mois. Lorsqu'ils étaient enfants, a-t-elle raconté, il lui disait qu'il voulait être «roi du monde». Pendant sa campagne pour la tête du Parti conservateur, et donc le poste de Premier ministre, il a accumulé promesses et contre-promesses. Un jour, il s'engageait en faveur de baisses d'impôts immédiates pour les plus hauts revenus, avant de rétropédaler le lendemain. Il a aussi assuré ne pas avoir l'intention de suspendre le Parlement pour mettre en œuvre un Brexit dur, avant de dire qu'il n'en écartait pas la possibilité. Il a refusé de soutenir l'ambassadeur britannique aux Etats-Unis insulté par Trump après la fuite de câbles diplomatiques le critiquant, mais, dès l'annonce de la démission de Sir Kim Darroch, qui n'a pas caché avoir été influencé par le manque de soutien de Johnson, il se répandait en compliments dithyrambiques sur cet «exceptionnel serviteur de l'Etat».
Boris Johnson avance nez au vent et, tel un caméléon, adapte ses positions en fonction du moment, en tablant sur son entregent, et peut-être sa chance. Longtemps, son excentricité et son sens de l'autodérision, traits considérés comme l'essence de l'esprit anglais, ont semblé le sauver de tout, lui octroyant le bénéfice du doute, ou même empêchant de dresser le véritable bilan de ses actions. Ce n'est plus totalement le cas, notamment depuis son rôle proéminent dans la campagne du leave. Alors qu'il s'apprête à occuper la plus haute fonction de l'Etat et à s'engager dans des discussions difficiles avec ses alliés européens, l'indulgence ne sera plus forcément de mise.
A Bruxelles, où on risque de le revoir souvent, il a laissé un souvenir ambivalent. Jeune journaliste de 24 ans, il y est arrivé en 1989 pour le Daily Telegraph. L'année précédente, il avait été viré de son premier emploi de journaliste au Times pour avoir… inventé une citation. L'article était a priori sans grande importance. Il s'agissait de décrire la découverte des ruines d'un ancien château d'Edouard II sur les rives de la Tamise. Mais, pour enjoliver l'histoire, l'apprenti journaliste avait affirmé que le roi utilisait le palais pour ses ébats avec un jeune prostitué, Piers Gaveston. Johnson attribua la source de ce détail croustillant au professeur Colin Lucas de l'université d'Oxford. Il se trouve que l'enseignant, par ailleurs ami de son père et son parrain, prit la mouche. Non seulement il n'avait jamais donné cette citation à Boris Johnson, mais en plus, l'affirmation historique était fausse. Piers Gaveston fut décapité en 1312, empêchant de fait toute fornication dans un palais qui ne fut pas construit avant 1325. Plus tard dans sa carrière, alors qu'il était député tory, il perdra aussi sa place dans le cabinet fantôme du dirigeant conservateur Michael Howard pour avoir menti avec véhémence sur un enfant illégitime.
Usant de sa plume alerte, il s'est transformé en spécialiste du pipeau, capable de transformer un règlement européen profondément ennuyeux en une histoire savoureuse et drôle, même si finalement totalement fausse. Il est ainsi l'auteur de cette rumeur de réglement sur les bananes «droites», utilisée sans fin par les eurosceptiques de tout poil. La journaliste Sonia Purnell juge qu'il est passé maître dans une forme de «jeu qui consiste à aller à l'extrême limite de la vérité». Elle relate aussi une anecdote sur sa manière toute personnelle de se concentrer avant d'écrire un article ou un discours, en hurlant des obscénités à un malheureux yucca posé sur son bureau.
Histoires fausses mais drôles
Déjà, entre 1989 et 1994, il se distinguait physiquement, par sa blondeur évidemment, mais aussi son aspect débraillé, qui n’a pas beaucoup changé, et son Alfa Romeo rouge et déglinguée dans laquelle il promenait sa toute jeune première femme, Allegra Owen, rencontrée à l’université d’Oxford. A Bruxelles, la plupart de ses collègues journalistes étaient proeuropéens, alors, pour se distinguer, il est devenu eurosceptique, et a rendu cette idée à la mode. Pas par conviction donc, mais parce qu’il voulait être différent, sortir du lot.
Il a décrit l'UE avec hostilité, mais aussi un humour ravageur, très tôt conscient qu'il s'agissait d'une arme redoutable. Elle lui a permis, et lui permet encore, de détourner l'attention des sujets graves, ou de la vérité, et de susciter une forme d'indulgence de son auditoire ou lectorat. Après tout, qui aurait pu lui en vouloir de titrer «L'industrie du caoutchouc italien en faute vis-à-vis des règlements de la Communauté européenne après avoir fabriqué des préservatifs trop petits», «Les pêcheurs obligés de porter des filets dans les cheveux» ou «Interdiction des chips au parfum crevette» ? Les histoires étaient fausses, mais drôles et racontées avec saveur, alors pourquoi s'inquiéter de l'absence d'un fond quelconque de vérité ? A l'époque, l'équipe de Jacques Delors, président de la Commission, expliquait «répondre à ses attaques». Mais «le problème était que nos réponses n'étaient pas aussi drôles», a confié à Sonia Purnell un fonctionnaire européen de l'époque. Insidieusement, au Royaume-Uni, ces articles ont nourri l'euroscepticisme qui a conduit le pays à la situation actuelle.
En 2005, Boris Johnson est depuis quatre ans député de Henley, à l'ouest de Londres, son premier mandat de parlementaire. Déjà pressenti comme un poids lourd du Parti conservateur, il est interviewé dans l'émission Desert Island Discs sur BBC 4. Il raconte son séjour de journaliste à Bruxelles et explique avec une certaine candeur : «Je balançais ces pierres de l'autre côté du mur du jardin et je les entendais s'écraser contre la verrière, là-bas en Angleterre, comme si tout ce que j'écrivais depuis Bruxelles avait cet effet explosif et extraordinaire sur le Parti conservateur. Et ça me donnait, je suppose, un étrange sentiment de pouvoir.»
A l'époque de son séjour dans la capitale belge, un incident, longtemps caché, a mis en lumière un autre aspect de sa personnalité. A l'université d'Oxford, comme dans la très huppée pension d'Eton où il a étudié auparavant, Johnson n'a pas lié de véritables amitiés, il s'est plutôt créé ou inséré dans un réseau de relations utiles pour son avenir. Mais il était proche de deux individus, Charles Spencer, frère de la princesse Diana, et Darius Guppy, qui finira emprisonné pour une fraude à l'assurance en 1993 avant d'aller s'installer en Afrique du Sud. En 1990, ce dernier appelle Johnson et lui demande de trouver l'adresse personnelle d'un journaliste de News of the World, Stuart Collier, dont il n'a pas apprécié la prose. Leur discussion est enregistrée. On y entend Darius Guppy expliquer à Johnson qu'il veut se venger du journaliste et lui faire peur en lui envoyant des hommes de main. «Lui faire peur comment ?» demande Johnson. Rassurant, son ami lui explique qu'il n'a pas à s'inquiéter, qu'il s'agira «juste de deux yeux au beurre noir et une ou deux côtes cassées». A la fin de la vingtaine de minutes de la conversation, on entendra Johnson dire : «OK, Darry, je t'ai dit que je le ferais, ne t'inquiète pas, je le ferai.»
Il semble que Darius Guppy ait renoncé à son projet et Boris Johnson a toujours affirmé n'avoir jamais mis sa promesse à exécution en livrant les coordonnées du journaliste. L'enregistrement fut remis au rédacteur en chef de Johnson, qui le sermonna avant de le confirmer à son poste à Bruxelles. L'enregistrement sera publié quelques années plus tard dans la presse britannique, mais sans pour autant freiner un instant l'ascension de Johnson qui a, usant de sa défense préférée, régulièrement balayé l'anecdote comme étant une simple «blague». Paradoxalement, alors que dans sa quête du pouvoir il a laissé au bord du chemin amis, amantes ou collègues, il semble toujours gêné lorsqu'il est placé face à ses manquements. Comme s'il ne supportait pas l'idée de ne pas être aimé.
Boris Johnson connaissait bien Bruxelles avant d’y travailler, il y a passé une partie de son enfance, alors que son père y était d’abord fonctionnaire européen, puis député européen conservateur. Mais il est né à New York, le 19 juin 1964, au gré des pérégrinations professionnelles de son père. Sa crinière blonde, qu’il partage avec son père et trois de ses frères et sœurs, lui vient de son ancêtre turc, son arrière-grand-père Ali Kemal, un journaliste et politique anglophile des dernières années de l’Empire ottoman, juste avant et après la Première Guerre mondiale. Il fut ministre de l’Intérieur du dernier gouvernement de l’ultime sultan, en mai 1919, avant de s’opposer au nouvel homme fort du pays, Mustafa Kemal Atatürk. Il paiera ses prises de position en finissant pendu et son corps découpé en morceaux en 1922.
Beuveries de jeunes hommes bien nés
Alexander Boris de Pfeffel Johnson a d’abord étudié à l’école européenne de Bruxelles. Ces années belges ne sont pas très heureuses, ses parents se déchirent, son père, Stanley, multiplie les aventures alors que sa mère, Charlotte, artiste peintre de talent, est longuement hospitalisée pour dépression. Les quatre enfants (Boris, Rachel, Jo, Leo) sont rapidement expédiés en pension au Royaume-Uni. Rachel a souvent raconté l’expédition pour elle et son frère Boris, âgés de 10 et 11 ans. Ils étaient installés dans le train partant de Bruxelles et, seuls, prenaient ensuite le ferry, puis un autre train vers la station de Victoria à Londres, avant de reprendre un dernier train pour les amener dans la campagne anglaise.
Boris Johnson avec sa sœur Rachel, en 1985.
Photo Richard Young. Shutterstock
Le parcours de Boris Johnson est ensuite typique de l'establishment britannique. Il passe son bac dans le prestigieux lycée privé d'Eton avant d'étudier à Oxford. Là, il devient membre du fameux Bullingdon Club, où des jeunes hommes bien nés en smoking se livrent à des beuveries (pas) distinguées, où le summum du fun consiste à détruire la pièce où ont lieu les réjouissances. La facture des dégâts n'est jamais un problème, même si Johnson a, semble-t-il, souvent montré de la réticence à payer sa part. Un prédécesseur de Johnson à Downing Street, juste un peu plus jeune, David Cameron, en fera aussi partie. Une photo célèbre demeure, où on les voit posant, en habit de gala, affichant l'air arrogant de jeunes hommes bien connectés et certains de leur brillant avenir.
Son premier mariage avec Allegra Owen, jeune fille ravissante, vedette à Oxford et surtout bien née et bien connectée, ne durera pas. Il épouse ensuite Marina Wheeler, qu’il a connue très jeune et avec laquelle il aura quatre enfants. Le couple est aujourd’hui en instance de divorce après une multitude de liaisons extramaritales, dont certaines très publiques, et au moins deux enfants illégitimes qu’il a refusé de reconnaître.
Sa dernière relation, avec Carrie Symonds, 31 ans, ancienne directrice de la communication du Parti conservateur, reste incertaine. Il y a trois semaines, la police avait été appelée en pleine nuit par des voisins de l'appartement qu'ils occupaient après avoir entendu une très violente dispute et la jeune femme hurler «Lâche-moi !» Depuis, Carrie Symonds n'a pas été vue en public, et la photo publiée juste après par l'équipe de campagne de Johnson montrant le couple discutant amoureusement à la table d'un pub dans la campagne avait en fait été prise plusieurs semaines auparavant. Johnson a refusé d'indiquer si elle viendrait s'installer avec lui à Downing Street.
Dépenses invraisemblables
A la mairie de Londres, où il a été élu deux fois, en 2008 et 2012, il a brillé par son excentricité, parfait représentant d’une capitale vibrante. En revanche, concrètement, son bilan est plus maigre. Le succès des JO de 2012 avait pris racine bien avant son arrivée, sous son prédécesseur travailliste, Ken Livingstone. Il a aussi engagé des dépenses invraisemblables, entre des bus à impériales modernes, des canons à eau qui n’ont jamais été autorisés à fonctionner ou un téléphérique au-dessus de la Tamise qui tourne souvent à vide. Il a rêvé de projets pharaoniques, un pont-jardin sur la Tamise ou un aéroport sur l’embouchure du fleuve, jamais concrétisés mais dont les plans ont coûté des sommes astronomiques. Déjà, en campagne pour Downing Street, il a évoqué divers projets du même acabit, comme un pont au-dessus de la Manche vers la France, ou entre l’Irlande du Nord et l’Ecosse.
Johnson, alors maire de Londres, avant les JO de 2012.
Photo The Times. Sipa
Son passage au ministère des Affaires étrangères, entre juillet 2016 et 2018, a laissé un souvenir amer, avec une série de gaffes et un manque total d’intérêt pour ses dossiers. Il a notamment provoqué la consternation en affirmant devant la Chambre des communes qu’une Britanno-Iranienne, Nazanin Zaghari-Ratcliffe, enseignait le journalisme. Or la jeune femme, qui est emprisonnée sans raison, otage d’une sombre dispute commerciale et diplomatique entre Londres et Téhéran, n’a jamais été journaliste. Mais Boris Johnson n’a jamais pris la peine de lire son dossier. Il s’est depuis excusé, du bout des lèvres.
Début 2016, il avait longuement hésité, écrivant plusieurs lettres pour et contre le Brexit. Il avait finalement choisi le camp du leave pour la simple raison que les autres, le courant principal au gouvernement, soutenaient le maintien dans l'UE. Encore une fois cet irrépressible besoin de se distinguer. Pour lui, cette route lui semblait surtout la plus courte pour arriver à son ultime objectif, Downing Street. Mais, en juin 2016, au lendemain du résultat du référendum consacrant la victoire du Brexit, au seuil de la porte de Number 10, il avait vacillé, comme paralysé face à l'énormité de la tâche qui l'attendait. Trois ans plus tard, il s'apprête enfin à faire face à ce qu'il a toujours vu comme sa destinée.