C’est sans doute l’un des points maritimes des plus stratégiques de la planète. Et de surcroît des plus sensibles. La nouvelle escalade de tensions survenue au large du détroit d’Ormuz illustre un peu plus l’importance de ce couloir maritime sur l’échiquier géopolitique mondial. Sabotage de six navires imputé à Téhéran par Washington, drones abattus, saisie de quatre pétroliers par la République islamique… Depuis la mi-mai, le détroit d’Ormuz est sous le feu des projecteurs, principalement sur fond de crise entre l’Iran et les Etats-Unis. Une crise exacerbée depuis le retrait américain, en mai 2018, de l’accord nucléaire iranien qui s’est soldé par le rétablissement de sanctions économiques américaines contre Téhéran.
Éviter la panne sèche
Large de 40 kilomètres dans sa partie la plus resserrée, le détroit d'Ormuz, qui relie la mer d'Oman au golfe Persique, est un carrefour du commerce mondial en raison des ressources en hydrocarbures qui y sont exploitées et qui y transitent. En 2018, pas moins de 21 millions de barils de pétrole par jour sont passés par ce goulot d'étranglement. «C'est l'équivalent de 21% de la consommation mondiale des produits pétroliers liquides», indique l'Agence américaine d'information sur l'énergie (AIE). Le tiers des 60 millions de barils de brut acheminés quotidiennement par voies maritimes et plus d'un quart des échanges mondiaux de gaz naturel liquéfié sont passés par là cette même année. Cet incontournable corridor maritime, d'une soixantaine de kilomètres de long, est bordé par deux Etats : l'Iran au nord et une péninsule du sultanat d'Oman au sud. Mais le détroit d'Ormuz se trouve surtout au cœur d'un face-à-face entre les deux puissances rivales qui se disputent le leadership de la région : le régime de Téhéran et l'Arabie Saoudite, indéfectible allié des Etats-Unis. Une position qui cristallise les frictions géopolitiques.
Pour éviter la panne sèche à une planète dépendante du pétrole, la région est donc ultrasécurisée. Plusieurs puissances occidentales y sont militairement implantées. A l'instar de la France qui possède une base à Abou Dhabi. Ou encore la Royal Navy britannique, installée à Oman et à Bahreïn. Celle-ci n'a d'ailleurs pas hésité à dépêcher un second navire de guerre dans le Golfe pour assurer la sécurité des bâtiments britanniques, après l'arraisonnement d'un pétrolier par l'Iran. Du côté des Européens, on se contente - du moins pour l'instant - d'envisager une action qui «permettrait de contribuer à la sécurisation du trafic maritime dans le Golfe», notait la ministre des Armées, Florence Parly, dans l'Est républicain le 25 juillet sans pour autant déployer des moyens militaires supplémentaires.
En attendant, la Ve flotte des Etats-Unis fait office de chef de file des forces en présence dans le golfe Persique avec une dizaine de bases dans les autres pays du Conseil de coopération du Golfe (Qatar, Emirats arabes unis, Koweït, Oman, Bahreïn et Arabie Saoudite). Pour parer à une éventuelle dégradation de la situation régionale, l'Arabie Saoudite s'apprête à accueillir 500 soldats américains. «En échange de leur sécurité, les pays producteurs maintiendront l'approvisionnement en pétrole des Etats-Unis», explique Camille Lons, chercheuse au Conseil européen des relations internationales. Et cette spécialiste du Golfe d'ajouter : «Le détroit d'Ormuz est depuis longtemps le talon d'Achille des pays du CCG.»
«Flou juridique»
Il suffit d'observer une carte pour s'en convaincre. En face des pays du Conseil de coopération du Golfe, il y a l'Iran. Et surtout ses Gardiens de la révolution qui patrouillent dans les eaux du détroit depuis le port de Bandar Abbas. Téhéran a toujours vu d'un mauvais œil la présence de forces étrangères dans la région. Depuis la révolution de 1979, la République islamique a menacé à maintes reprises de bloquer le détroit d'Ormuz. En 2011, elle assurait que celui-ci était «complètement sous [son] contrôle».
En principe, la Convention des Nations unies sur le droit de la mer de 1982 garantit un droit de passage en transit - comprendre : qui doit être rapide, s'exercer de manière continue et ne représenter aucune menace pour l'Etat riverain -, ce qui renforce la libre navigation en son sein. Mais en réalité, le détroit d'Ormuz est partagé entre les deux Etats côtiers, l'Iran et Oman. Seul ce dernier a ratifié la convention de 1982. Résultat : les navires étrangers ne sont autorisés à passer qu'au travers d'un très mince couloir maritime au statut international et large de 3 kilomètres, situé dans les eaux territoriales omanaises. L'Iran n'a pas ratifié la convention. «En réalité, il y a un flou juridique car la question de la délimitation des eaux territoriales n'a pas été tranchée», souligne Patrick Chaumette, ex-directeur du Centre de droit maritime de l'université de Nantes.
Unique point d'entrée et de sortie du golfe Persique, le détroit d'Ormuz est économiquement vital pour les pays de la région qui produisent et exportent des hydrocarbures. Chaque jour au départ de l'Arabie Saoudite ou d'Irak, les tankers remplis à ras bord de pétrole et autres gaz liquides empruntent essentiellement trois routes maritimes. La première en direction de l'Asie est la plus importante et représente 76% des exportations d'or noir. Les deux autres rejoignent l'Europe et l'Amérique du Nord. Certes, grâce à l'exploitation du pétrole de schiste, les Etats-Unis occupent la première marche du podium mondial des producteurs de pétrole. Champions certes, mais pas encore autosuffisants. En 2018, les Etats-Unis importaient encore 1,4 million de barils par jour qui ont transité par le détroit d'Ormuz. Ce qui équivaut tout de même à 7% de la consommation de pétrole du pays. Selon Francis Perrin de l'Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) : «Le Moyen-Orient [dont le golfe Persique fait partie, ndlr] possède près de la moitié des réserves de pétrole prouvées. Le monde actuel ne peut pas se passer de pétrole, pas plus qu'il ne peut se passer du Moyen-Orient… Et donc du détroit d'Ormuz. C'est d'ailleurs lui qui est mondialement le plus stratégique depuis des dizaines années. Et il ne va pas cesser de l'être.»
«Jeu subtil»
Même dans une moindre mesure, la montée des tensions dans le golfe Persique n'est pas sans rappeler «la guerre des tankers» lors du conflit Iran-Irak (1980-1988). A l'époque, des centaines de pétroliers qui naviguaient dans la région avaient été attaqués par les deux ennemis jurés. Dans chaque camp, l'objectif était de saper les exportations d'or noir de l'adversaire, et assécher ainsi les ressources en devises sonnantes et trébuchantes indispensables au financement de la guerre. Washington, alors allié à l'Irak et pour protéger ses intérêts locaux, était intervenu militairement. «On est aujourd'hui loin de cette situation. Aucun tanker américain n'a été attaqué, aucune victime n'est à déplorer et il n'y a pas eu de marée noire. L'Iran veut prouver sa capacité de nuisance sans pour autant aller trop loin. C'est un jeu subtil mais extrêmement dangereux», analyse Francis Perrin.
Une chose semble certaine : une quasi-paralysie du détroit d'Ormuz ne manquerait pas de mettre à mal les fragiles équilibres économiques et financiers mondiaux. Si d'aventure la stratégie de déstabilisation menée par l'Iran devait dégénérer en conflit armé ou en un quasi-blocage du détroit, alors l'envolée du prix du baril ne manquerait pas de se concrétiser. Le choc pétrolier serait d'autant plus fort qu'il n'existe que très peu d'alternatives pour contourner le détroit. Certes les deux oléoducs saoudien et émirien ont au total une capacité de 6,5 millions de barils par jour, mais on est loin des 21 millions qui transitent via le détroit d'Ormuz. «Une fermeture, même temporaire, de ce couloir semble peu vraisemblable, veut temporiser Francis Perrin. Car elle constituerait un réel casus belli pour les Etats-Unis et leurs intérêts. Ce que n'ignorent pas les dirigeants iraniens. Une fermeture ne serait envisageable que si l'Iran était attaqué. Mais là nous serions dans une logique de guerre, quand tout est possible… Y compris le pire.»