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Libération
Décryptage

Cachemire : l’Inde fait l’Union par la force

Conflit entre l'Inde et le Pakistandossier
Depuis une semaine, le gouvernement nationaliste hindou de Narendra Modi a envoyé des militaires, évacué les touristes et coupé les communications de la région à majorité musulmane, avant de révoquer, lundi, son statut d’autonomie. Une décision surprise et potentiellement explosive.
Lundi à New Delhi, des manifestants ont dénoncé la décision radicale du gouvernement. (Photo Danish Siddiqui. Reuters)
publié le 5 août 2019 à 20h16

Le Cachemire, région déjà extrêmement explosive, est en train de vivre un coup de force minutieusement préparé. Il y a une semaine, 50 000 militaires sont venus appuyer les 700 000 soldats et policiers déjà présents dans la partie indienne de la région himalayenne. Puis, vendredi, le gouvernement a prétexté l’imminence d’une attaque terroriste fomentée par le Pakistan voisin pour ordonner à tous les touristes, pèlerins et professionnels venus du reste de l’Inde de quitter le Cachemire immédiatement. L’angoisse s’est emparée de la population locale, qui s’est ruée pendant le week-end dans les magasins pour faire des provisions d’oignons, de pommes de terre et d’essence. Lundi, à l’aube, les autorités fédérales serraient la vis encore plus fermement : les communications mobiles ont été coupées, les écoles fermées, un couvre-feu est imposé sur une partie de la région et les dirigeants des principaux partis cachemiriens assignés à résidence. Le Cachemire, région la plus militarisée au monde, est plus que jamais en état de siège, sa population immobilisée et forcée au silence. Le gouvernement central entame cette révolution censée lui offrir la paix et la prospérité.

Il est 10 h 30, lundi, quand Amit Shah, le ministre de l’Intérieur, entre dans le Rajya Sabha, la Chambre haute du Parlement, pour faire cette annonce explosive : la région du Jammu-et-Cachemire (J & K, ses initiales en anglais) ne bénéficiera plus de son statut d’exception, qui lui permet de jouir d’une très large autonomie depuis son entrée dans l’Union indienne en 1947. Elle deviendra un territoire de l’Union, largement contrôlé depuis New Delhi. Un changement radical et périlleux pour une région qui a connu l’un des mouvements séparatistes les plus longs et sanglants de l’histoire moderne, qui a coûté la vie à plusieurs dizaines de milliers de militaires et civils en trente ans d’insurrection.

En quoi est-ce un bouleversement majeur ?

En 1947, lors de la partition de l’empire britannique des Indes qui voit la création du Pakistan et de l’Inde, Hari Singh, le maharajah de Jammu-et-Cachemire, peuplé principalement de musulmans, décide de rejoindre l’Union indienne à condition de conserver une très large autonomie. Selon l’article 370 de la Constitution, les lois votées par le Parlement de New Delhi ne s’appliquent pas au Cachemire, en dehors des domaines de la défense, des affaires étrangères, des finances et des communications. Pour les autres secteurs, les textes doivent être revotés par le Parlement de Srinagar. Même le code pénal est différent. Cette disposition devait être provisoire, en attendant que le Jammu-et-Cachemire adopte sa propre Constitution. Mais cela n’est jamais arrivé et l’article 370 est devenu permanent.

Pour beaucoup de partis indiens, ce statut d’exception demeure une anomalie et le gouvernement nationaliste hindou de Narendra Modi, Premier ministre au pouvoir depuis 2014, a régulièrement promis d’y mettre fin. C’est ce qu’il fait en présentant ce décret présidentiel. Le J & K doit devenir un territoire de l’Union, sous une forme encore plus centralisée de gouvernement que les autres Etats indiens. Il gardera un Parlement, mais l’essentiel des décisions seront prises par le gouvernement central à New Delhi, qui nommera lui-même le gouverneur.

Par ailleurs, la région désertique, montagneuse et majoritairement bouddhiste du Ladakh, qui avait été intégrée au Jammu-et-Cachemire, est séparée et devient un territoire à part entière. D’autres changements majeurs et pragmatiques découleront de la fin de ce statut : les Indiens originaires d’autres Etats pourront acheter des terres au Cachemire, être employés dans son administration et voter aux élections locales s’ils y résident de manière permanente. Des dispositions qui étaient interdites auparavant et frustraient beaucoup d’Indiens, particulièrement les hindouistes. Ces derniers considèrent que le Cachemire leur appartient et ne doit pas être abandonné aux musulmans ni au Pakistan. Les nationalistes hindous du BJP, le parti au pouvoir, suivent la même ligne et permettent par cette mesure une possible installation d’hindous dans la seule région à majorité musulmane du pays. Et donc une possible dissolution des revendications originelles des séparatistes musulmans.

Pourquoi cette procédure est-elle contestable ?

Le gouvernement du BJP a pris une position juridique radicale mais contestable. L’article 370 ne peut théoriquement être amendé qu’avec l’approbation de l’Assemblée constituante du Jammu-et-Cachemire. Comme cette dernière a cessé d’exister depuis 1957, certains estiment que ce statut d’autonomie est devenu permanent, à moins de ressusciter cette assemblée. Le gouvernement considère à l’inverse qu’il peut faire fi de cette étape et que le Président peut simplement annuler ces dispositions temporaires pour «intégrer entièrement le Cachemire dans l’Union indienne» et y appliquer l’ensemble de la Constitution indienne. Cette démarche unilatérale est facilitée par le fait que le Parlement cachemirien a été dissous en novembre après la chute de la coalition régionale au pouvoir. La région est depuis administrée par New Delhi en attendant de nouvelles élections. Toutefois, cette voie de crête législative, et donc tout le processus, pourrait être contestée devant la Cour suprême.

Qu’en disent l’opposition et les Cachemiriens ?

L’opposition est décimée depuis les élections législatives de mai et la défaite cuisante du parti du Congrès de centre gauche, seule formation de dimension nationale en dehors du BJP. Ce dernier domine quasiment tous les échelons et bénéficie en outre de l’extrême division de l’opposition. Le Parti du congrès s’est levé contre «une erreur historique et catastrophique qui va démembrer le Jammu-et-Cachemire», selon le député Palaniappan Chidambaram. D’autres partis habituellement opposés au gouvernement ont toutefois approuvé cette réforme, ce qui montre le caractère exceptionnel de la question. Le texte proposant la séparation de l’Etat du Jammu-et-Cachemire et du Ladakh a ainsi été adopté à la majorité des deux tiers à la Chambre haute du Parlement, où le BJP est pourtant en minorité.

Les Cachemiriens, eux, sont les seuls à ne pas avoir été consultés. Seuls deux députés du PDP, premier parti régional du Cachemire, ont pu exprimer leur colère au Parlement : furieux, ils ont déchiré la Constitution avant de se faire expulser pour cet affront. «En 1947, la région du Jammu-et-Cachemire a accepté de devenir le seul Etat à majorité musulmane du pays, explique Suhail Bukhari, porte-parole du PDP. Elle l’a fait après avoir reçu les garanties édictées par l’article 370 de la Constitution. Aujourd’hui, soixante-dix ans après, vous nous dites qu’on peut effacer ces dispositions et que tout ira bien. Non, cela est inacceptable. Ce qui vient d’arriver est illégal et antidémocratique. Nous avons toujours dit que cet article 370 est le seul lien entre l’Union indienne et le Jammu-et-Cachemire. Si vous coupez ce lien, l’Inde devient une force d’occupation.»

Les autres dirigeants de partis modérés du Cachemire ont exprimé la même colère malgré le black-out. Deux anciens ministres en chef de la région ont été arrêtés et placés en détention dans la soirée pour avoir exprimé leur révolte contre cette décision unilatérale de New Delhi. De son côté, le Pakistan, qui réclame aussi la souveraineté sur le Cachemire, a «condamné fortement» cette annonce, et prévenu que, «en tant que partie de ce différend international, Islamabad fera tout ce qui est en son pouvoir pour contrer des mesures illégales».

On ne connaît pas encore la réaction de la population, assignée à résidence, et celle des séparatistes. Depuis deux ans, ces groupes militants, qu’ils soient financés par le Pakistan voisin ou proches d’Al-Qaeda, ont gagné en popularité. Les enterrements de leurs «martyrs» attirent des foules de plus en plus importantes. Il y a fort à parier qu’ils sauront tirer un sanglant profit de ce que beaucoup considèrent comme l’ultime «trahison» de New Delhi envers les Cachemiriens.