Ce n'est pas encore le coup fatal, celui qui sonnerait le départ d'une nouvelle débâcle de l'économie mondiale, avec en prime des convulsions financières aux effets dévastateurs. Mais tout le monde en convient : dans le conflit commercial qui oppose les Etats-Unis à la Chine, la dernière prise de bec entre les deux mastodontes de l'économie planétaire a sérieusement fait monter le niveau de tension. Mercredi, à New York, le Dow Jones clôturait en baisse de 3,15% et le Nasdaq (l'indice des valeurs technologiques) chutait de 3,80%. Entre poursuite du repli ou reprise, toutes les places financières de Shanghai à Paris hésitent. Leur inquiétude ? Que le différend commercial sino-américain se double d'une guerre des monnaies. La valeur du yuan s'est affaissée lundi, passant la barre des 7 yuans pour un dollar (7,05 yuans). Du jamais vu depuis 2008. Les autorités de la Banque centrale de Chine ont beau jurer qu'elles n'y sont pour rien, que cette dépréciation monétaire n'est que «le résultat des fluctuations du marché international des devises», rien n'y fait. Une telle dépréciation n'a pu avoir lieu qu'avec l'assentiment de Pékin. A l'inverse de la plupart des grandes Banques centrales, celle de la Chine obéit aux ordres du régime. La loi du talion entre les deux géants, qui pèsent plus d'un tiers de l'économie mondiale, est plus que jamais d'actualité.
Comment en est-on arrivé là ?
Avant même qu'il ne devienne l'hôte de la Maison Blanche, Donald Trump n'a cessé de bomber le torse en direction de Pékin (histoire de séduire son électorat) en martelant «America First». Dès 2017, la nouvelle administration américaine reprochait à la Chine d'être responsable de l'énorme déficit commercial des Etats-Unis : 566 milliards de dollars, dont 375,2 avec la seule Chine. Le pays asiatique vend trois fois plus de produits aux Américains que l'inverse.
Fin 2017, les hostilités sont déclenchées. Trump annonce des taxes de 25% sur les importations d’acier et de 10% sur l’aluminium. Il demande à Pékin des réformes structurelles : interdiction des subventions aux entreprises publiques, fin des transferts de technologie imposés aux entreprises étrangères, lutte contre le piratage de la propriété intellectuelle. Pékin n’en a cure, et décide de répliquer. Pas moins de 128 produits «made in USA» se verront appliquer des surtaxes si les négociations avec Washington devaient échouer. Certes, entre menaces et sanctions effectives, apparaissent de temps à autre des signes d’apaisement. C’était, par exemple, le cas en mai 2018, lorsque les deux pays annonçaient un accord de principe pour réduire significativement le déficit commercial américain. Mais pour Trump, les promesses chinoises ressemblent plus à des boniments.
La guerre est donc à nouveau déclarée depuis juillet 2018. Après de nouvelles négociations infructueuses en mai 2019, Trump décide de passer de 10% à 25% les taxes sur 250 milliards de dollars d'importations chinoises. Le 1er août, il met à exécution sa menace de taxer pour 300 milliards de dollars des produits supplémentaires. Dans moins de trois semaines, ces importations seront donc taxées de 10%. Ce sera alors l'intégralité des produits venant de Chine qui seront soumis aux frais de douanes américains. Cette fois, Trump reproche à la Chine de ne pas tenir ses engagements en matière agricole. La contre-attaque chinoise ne s'est pas fait attendre : après avoir joué à la baisse sur la valeur de sa monnaie, Pékin a décidé, lundi, de cesser l'achat de produits agricoles américains.
Que risquent les Etats-Unis ?
Pour l'heure, Trump l'assure : «L'économie américaine est imperméable à ce conflit.» Il n'empêche, la première puissance économique mondiale commence à montrer des signes de faiblesse. Le taux de chômage est certes resté stable à 3,7%, mais les créations d'emploi ont fortement diminué à 164 000 en juillet contre 193 000 en juin. Et malgré le récent coup de pouce de la Banque centrale, la Réserve fédérale (Fed), qui vient de baisser ses taux d'intérêt, la croissance risque de pâtir de la bataille commerciale avec la Chine. Mercredi, le président américain pestait contre la Fed, exigeant une nouvelle baisse des taux d'intérêt. «En se prolongeant, ce conflit va finir par éroder la confiance des ménages et des investisseurs, souligne Philippe Waechter, chef économiste de la société de conseil Ostrum Asset Management. Pour le seul secteur manufacturier, le plus exposé à la guerre commerciale, ce ne sont que 8 000 emplois en moyenne qui ont été créés chaque mois depuis le début 2019, contre 22 000 l'an passé.»
Les chercheurs du cabinet d'analyses financiers Oxford Economics ne disent pas autre chose. Ils ont calculé que si l'administration Trump imposait en septembre une nouvelle hausse de tarifs douaniers sur 300 milliards de dollars de biens chinois, cela coûterait au moins 0,1 point croissance et 200 dollars (près de 180 euros) par foyer américain en 2020. Que ce soit la Banque mondiale, le Fonds monétaire international (FMI) ou encore l'OCDE, toutes les études confirment ce que les économistes avaient anticipé : les taxes n'ont eu aucun impact positif sur l'économie américaine. Certes, les 200 milliards de dollars qui ont été taxés à 10% ont rapporté une vingtaine de milliards. «Mais cette somme a été rendue aux Américains, via le creusement du déficit budgétaire, sous forme de baisse d'impôts», souligne Patrick Artus, directeur de la recherche économique de Natixis. Et c'est sans compter deux aides d'urgence pour un total de 28 milliards de dollars accordées aux agriculteurs américains dont le revenu a chuté avec la baisse de leurs exportations. Le bras de fer avec Pékin pourrait se retourner contre celui qui brigue un second mandat à la Maison Blanche. L'an passé, le déficit commercial avec l'ensemble des pays étrangers a littéralement explosé, affichant un solde négatif record de 620 milliards de dollars (même si sur les six premiers mois de 2019, le déficit avec la seule Chine est en baisse de près de 10%).
Pourquoi la Chine est-elle touchée ?
Ralentissement de la croissance, surendettement des sociétés et des ménages, entreprises publiques inefficaces ou déficitaires… Sans compter une «gestion» de la révolte hongkongaise qui s'annonce compliquée. Bien sûr, pour l'instant et contrairement aux affirmations de Trump, l'économie chinoise ne s'effondre pas. Mais la guerre commerciale s'est ajoutée aux nombreux défis auxquels la deuxième économie du monde fait déjà face. Avant même les menaces de Trump, le président chinois, Xi Jinping, avait admis, lundi, une situation «complexe» et appelé à «résister». Mais nombre d'experts estiment que la réalité est sans doute pire que ce qu'affirme le numéro 1 chinois. Par exemple, le tableau de bord économique affiche un taux de croissance de 6,2%, son plus faible depuis vingt-sept ans ! «On est sans doute plus proche de 3%», estime un analyste financier, contacté par Libération, qui doute de la fiabilité des statistiques nationales. Or les chiffres n'ont rien d'encourageant. En juillet, plombée par la baisse des commandes à l'exportation, l'activité moyenne des entreprises s'est contractée. Et ce pour le troisième mois consécutif. Pour prévenir «les risques de licenciements massifs et le chômage», le Premier ministre, Li Keqiang, a récemment appelé à prendre davantage de mesures pour soutenir l'emploi. Obsession de la stabilité sociale oblige.
Bien sûr, les sanctions commerciales américaines ne sont pas les seules en cause. Mais la prochaine salve de hausse des droits de douane pourrait produire un électrochoc pour les sociétés chinoises, d'autant que les Etats-Unis sont le premier débouché des produits «made in China». «Il ne fait aucun doute que la dépréciation du yuan est un mouvement délibéré des autorités. En dévaluant leur monnaie, les Chinois espèrent rendre moins chers leurs produits à l'exportation», explique Christophe Destais, directeur adjoint du Centre d'études prospectives et d'informations internationales. Mais cette stratégie de la dévaluation pourrait s'avérer contre-productive pour Pékin qui cherche, depuis 2015, à stabiliser sa monnaie pour éviter les fuites de capitaux. Sans compter qu'une baisse du taux de change entraîne un renchérissement des importations, ce qui renforcera le prix des matières premières importées.
Une contagion au reste du monde ?
Dirigeants européens, sud-américains, asiatiques ou africains : tous espèrent que les deux titans trouveront une issue au plus vite. Leur frousse serait-elle infondée ? Ou bien révèle-t-elle la crainte que des fragilités de l'économie mondiale apparaissent au grand jour à la prochaine secousse sino-américaine ? Rares sont ceux qui penchent pour la première option. Dans les salles de marché, dans les banques, la plupart des experts optent pour un scénario catastrophe qui pourrait se jouer en plusieurs actes. Le plus évident est sans doute celui d'un fort recul des marchés financiers. «Les investisseurs peuvent imaginer le pire, anticiper une dégradation du conflit commercial avec un impact négatif sur la croissance mondiale au moment où les échanges internationaux font du surplace», précise Philippe Waechter.
La suite ? Convaincus que les valeurs des firmes dans lesquelles ils ont investi risquent d'afficher des contre-performances, les fonds d'investissement et autres institutions financières risquent de fuir et vendre tout ce qui ressemble de près ou de loin à une action. De quoi provoquer un cercle vicieux dans lequel la baisse des actifs boursiers alimente un mouvement de panique. «On n'en est pas là. Mais on voit des investisseurs qui se détournent des actions pour acheter des obligations d'Etat considérées comme des valeurs refuges», explique Philippe Waechter. Dans cet environnement où la croissance mondiale des échanges en volume est désormais atone (0,3% cette année, contre 4% en 2018), les grands exportateurs comme l'Allemagne, les Pays-Bas ou encore le Japon en subissent déjà les effets négatifs. Outre-Rhin, une croissance nulle se dessine pour 2019. «Nous nous rapprochons d'une situation où les anticipations de la plupart des acteurs économiques risquent d'être négatives», estime le responsable d'une salle de marché. Comprendre, mieux vaut jouer la carte de la prudence et attendre des jours meilleurs. C'est ce que qu'a affirmé mardi Lawrence Summers, ancien conseiller de Barack Obama : «Nous pourrions bien être au moment financier le plus dangereux depuis la crise de 2008 avec les développements actuels ente la Chine et les Etats-Unis.» Mais 2019 n'est pas 2008. En cas de séisme financier de dimension planétaire, les marges de manœuvre sont aujourd'hui quasiment nulles. Et pour cause, en maintenant leur taux d'intérêt à des niveaux proches de 0%, les Banques centrales ont grillé toutes leurs cartouches.