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Décryptage

Croisières et pollution : le tourisme à flots tendus

De plus en plus de vacanciers embarquent sur ces colosses des mers, pourtant responsables d’importantes nuisances. Néanmoins, les autorités imposent des normes et l’industrie cherche des innovations pour limiter l’impact sur l’environnement.
Dans la lagune de Venise, en 2009. (Photo Andrea Pattaro. AFP)
publié le 9 août 2019 à 19h56
(mis à jour le 9 août 2019 à 20h16)

Si l'avion concurrence de plus en plus férocement le bateau pour les voyages de loisirs, le marché de la croisière résiste et, même, progresse. En 2018, plus de 28 millions de personnes sur la planète ont été séduites, soit 6,7 % de plus que l'année précédente. A l'échelle de la France, la hausse est plus modeste (+ 3,4 %) avec 520 800 voyageurs, d'après les données de l'association Clia, qui réunit des professionnels du secteur. Et pour balader tout ce beau monde sur les flots, les bateaux de croisière ne cessent de grossir. Le plus grand d'entre eux, le Symphony of the Seas, construit à Saint-Nazaire et inauguré en 2018, mesure 362 mètres de long et 66 de large. Il est équipé de onze piscines, de simulateurs de surf, de deux théâtres, deux spas, un casino, un minigolf, une patinoire, une vingtaine de restaurants, une trentaine de bars… De quoi amuser plus de 6 300 passagers et donner de l'ouvrage à 2 300 membres d'équipage. Quitte à asphyxier les villes qui les accueillent.

Les bateaux de croisière ne représentent qu'un peu plus de 300 engins sur les 60 000 navires de commerce en exploitation dans le monde, mais ils restent une des vitrines de la consommation massive de combustibles fossiles du transport maritime. Pour naviguer, ces mastodontes du temps libre utilisent du fioul «lourd», un pétrole presque brut, moins onéreux, non taxé… et très néfaste pour la qualité de l'air ! «Les navires de passagers arrivent souvent plus près des centres-villes que les navires de marchandises», précise la coordinatrice du réseau «santé et environnement» à France Nature Environnement (FNE), Charlotte Lepitre. Les émissions de soufre sont les plus néfastes. L'Organisation maritime internationale (OMI) estime que 10 millions de tonnes d'oxyde de soufre (SOx) ont été émises en 2012 par des bateaux, soit 12 % des émissions anthropiques (c'est-à-dire liées à l'activité humaine). Et d'après une étude récente de l'ONG Transport & Environment (T & E), les 94 bateaux du seul croisiériste Carnival ont émis en 2017 dix fois plus de cette substance acidifiante et toxique pour l'homme que les 260 millions de voitures européennes.

Les moteurs qui ne s’arrêtent jamais

Autre substance problématique : les oxydes d'azote (NOx), qui apparaissent dans la combustion de combustibles fossiles, polluent l'atmosphère et participent aussi à l'acidification des eaux douces. La même étude de T & E estime par exemple que les 57 navires qui ont fait escale à Marseille en 2017 ont émis autant de cette substance qu'un quart des voitures de la ville sur la même période. Le cocktail est complété par les particules fines, dont la formation est accélérée par la détérioration des SOx et des NOx. FNE, qui effectue des relevés depuis 2015, estime qu'«on peut trouver jusqu'à 100 fois plus de particules ultrafines dans un port que sur un point témoin éloigné du centre-ville». Ces particules sont connues pour pénétrer profondément le système respiratoire et affectent en priorité les travailleurs des bateaux, les croisiéristes et les usagers des ports. En 2015, une étude de l'université de Rostock estimait que les gaz d'échappement de tout le transport maritime étaient responsables de 60 000 morts prématurées par an en Europe.

Circonstance aggravante, les gros navires de croisière polluent quasiment en continu puisque lors des escales, parfois longues, les moteurs doivent utiliser un carburant moins soufré après deux heures de présence mais ils ne sont jamais coupés, afin que les nombreux équipements électriques restent alimentés. Enfin, au-delà de ces émissions néfastes pour la qualité de l'air, les bateaux sont aussi à l'origine d'autres pollutions notamment des rejets à la mer. Si les rejets de plastiques sont totalement interdits, ceux d'eaux usées non traitées (vaisselle, douche, toilettes, fond de cale…) peuvent être autorisés à plus de 12 milles marins de la terre. Cependant, l'association Clia garantit que «le rejet d'eaux usées non traitées en mer, à tout moment, partout, dans le monde entier» est interdit par sa politique.

Les lignes bougent

Dans un secteur très internationalisé et complexe à structurer, les règles auxquelles sont soumis les bateaux de croisière sont les mêmes que pour tous les types de navires. C'est aux Etats de s'assurer du bon respect des règles. «Assez peu d'infractions sont constatées, ce n'est pas un secteur en roue libre loin de là», assure Camille Bourgeon, fonctionnaire technique à la division de l'environnement marin de l'OMI. Pourtant, les contrôles sont peu fréquents, 654 en 2016 en France selon FNE, dont sept dossiers transmis au ministère public. «C'est ridicule. Et ce n'est même pas forcément sur des aspects environnementaux», regrette Charlotte Lepitre. Les punitions ne sont pas plus fréquentes, les armateurs risquent surtout une détention de leurs navires. Mais en novembre 2018, l'Azura et son armateur Carnival ont été condamnés à Marseille à 100 000 euros d'amende pour non-respect des normes antipollution. Une première dans l'Hexagone. Et les lignes bougent. Depuis peu, les plus gros navires sont tenus de collecter leurs données de consommation de carburant.

A l'échelle internationale, l'OMI, le régulateur des Nations unies, a adopté en 2018 une stratégie visant à réduire le volume total d'émissions de gaz à effet de serre annuelles d'au moins 50 % d'ici à 2050, par rapport à 2008. Les émissions à la tonne-kilomètre devront baisser de 40 % d'ici 2030. Plus important encore, la part d'oxyde de soufre dans les carburants, qui était passée de 4,5 % à 3,5 % en 2012 et est fixée à 1,5 % dans l'UE, sera universellement abaissée à 0,50 % dès janvier 2020. Les navires seront donc tenus d'utiliser un carburant bien moins polluant. Pour Camille Bourgeon, ces avancées auront «des conséquences qui sont loin d'être anodines. Cela coûtera entre 30 et 60 milliards de dollars supplémentaires par an pour les armateurs», tous types de bateaux confondus.

Autre chantier d'envergure à venir, la multiplication des zones «ECA», dites d'«émissions contrôlées», où le taux autorisé pour les bateaux n'excède pas 0,1 %. Sont d'ores et déjà concernées les côtes nord-américaines et canadiennes, la mer Baltique, la Manche ou la mer du Nord. Le gouvernement et les associations de défense de l'environnement poussent désormais pour que la Méditerranée soit au même régime, mais ils auront besoin de l'aval des autres pays côtiers. Et la ville de Cannes a annoncé fin juillet qu'elle comptait, via une charte, imposer ce taux ultraréduit dès 2020 aux navires de croisière. Reste que ce plafond est encore largement supérieur à celui du diesel des voitures, fixé à 0,001 % de SOx.

Le défi de l’électrique

«Le secteur de la croisière se développe et ses émissions aussi, mais il est plus exposé en termes d'image et cherche donc à faire partie des bons élèves, à investir dans des navires plus propres», éclaire Camille Bourgeon. Selon Clia, à ce jour, 1 milliard de dollars ont déjà été investis et 5 milliards de dollars sont en cours d'investissement pour des équipements destinés à améliorer les performances énergétiques et à réduire la pollution de l'air des bateaux de croisière. D'une part, les structures innovantes de bateaux permettent de réduire les frottements et la résistance à l'eau et donc la consommation, ensuite, la nouvelle réglementation devrait permettre de diversifier le mix énergétique et de favoriser des carburants moins nocifs au niveau climatique. Au premier rang : le gaz naturel liquéfié qui alimente déjà deux bateaux de croisière, l'Aida Nova et le Costa Smeralda, qui fera sa première croisière en octobre. Vingt autres bateaux seraient en commande selon Clia et Corsica Ferries, a annoncé la conversion totale ou partielle de cinq bateaux.

«Les solutions les plus efficaces pour éliminer la pollution de ces navires sont de les rendre hybrides pour qu'ils fonctionnent à l'électricité près et dans les ports, ou miser sur des flottes à l'hydrogène, assure Faig Abbasov, expert du secteur pour Transport & Environment. Ces technologies existent mais sont coûteuses car la demande reste faible.» Chaque port peut ainsi aménager des bornes électriques afin que les bateaux coupent leurs moteurs lorsqu'ils sont à quai. Le port de Marseille a annoncé fin juin un investissement de 20 millions d'euros pour devenir le premier port de Méditerranée «100 % électrique» d'ici 2025.

Les bateaux existants peuvent s'équiper de systèmes de filtration des gaz d'échappement ou de lavage des fumées. Une réflexion est également menée pour réduire la vitesse maximale autorisée en mer. «Sur cette décennie, on a fait vraiment de très gros progrès sur la consommation d'énergie. Mais il y a un plafond technique qui imposera de trouver d'autres solutions comme la réduction de la vitesse ou l'optimisation des escales», résume Camille Bourgeon. Enfin, le volet fiscal n'est pas en reste et des mécanismes similaires à la taxe carbone pourraient bien voir le jour dans les prochaines années.