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Libération
Manifestations

Applis stratégiques à Hongkong

Pour que la mobilisation ne faiblisse pas, les manifestants organisent à travers des applications sécurisées et les réseaux sociaux un mouvement sans leader, tentant ainsi d’éviter les représailles judiciaires.
A Hongkong, vendredi. (Photo Tyrone Siu. Reuters)
publié le 16 août 2019 à 20h36

Comment décapiter une contestation sans meneur ? C'est là tout le problème des autorités hongkongaises, confrontées à une révolte inédite, une sorte d'hydre populaire aux actions mi-spontanées mi-organisées. Le gouvernement a beau avoir fait tomber quelques têtes en arrêtant des centaines de personnes, dont Andy Chan, une figure indépendantiste, et Pékin agité le spectre d'une répression militaire, la mobilisation, secrètement élaborée sur des forums et applications sécurisées, ne faiblit pas.

Manifestation d'enseignants, actions coup-de-poing, marche pacifique… le programme de ce week-end est déjà chargé. «Il est absolument indispensable de continuer notre combat pour la liberté, je ne peux même pas supporter l'idée de ce que deviendrait Hongkong si la loi sur l'extradition passait [le projet de loi facilitant les extraditions vers la Chine, désormais suspendu, à l'origine de la crise, ndlr], parce que vivre sans liberté n'est pas mieux que la mort», assure Fei, 20 ans, rencontrée mardi lors d'un sit-in à l'aéroport. «Et même si finalement nous ne pouvons pas peser, même si l'armée chinoise peut entrer tôt ou tard, je ne veux pas un jour regretter de ne rien avoir fait quand il en était encore temps», poursuit l'étudiante, visage camouflé par un masque à gaz noir.

Son discours, comme celui de nombreux jeunes galvanisés par l'action, n'est pas exempt de romantisme mais témoigne aussi d'une réelle pugnacité. «Le mouvement est épidermique et spontané et peut paraître désorganisé. Mais les jeunes, très organisés, utilisent les réseaux sociaux et Telegram», résume Claudia Mo, députée prodémocratie.

«Pas de clash»

C'est via l'application cryptée que Fei s'organise par exemple avec ses amis pour acheter eau, masques, parapluies ou même «battes de base-ball» qu'ils stockent «bénévolement» sur chaque lieu de rassemblement et fournissent aux militants en première ligne. «C'est le rôle qu'on s'est nous-mêmes attribué», dit Fei. D'autres ont choisi de distribuer des tracts et «JL», contacté via Telegram, traduit quant à lui des articles de presse pour les diffuser sur les réseaux sociaux. «Je ne connais aucun autre membre du groupe, et plus généralement sur Telegram on ne se connaît pas et on n'a pas vraiment de meneur», écrit-il. Designers, communicants… les groupes Telegram comptent jusqu'à des dizaines de milliers de membres.

«Quand il y a désaccord, nous mettons la décision au vote. Mais il n'y a aucun mot d'ordre, chaque groupe, chaque forum et surtout chaque personne fait ce qui lui semble être efficace», assure «JL». Et les manifestants ne manquent pas d'inventivité. Kate, rencontrée lors d'un sit-in, discute sur un groupe de l'opportunité d'organiser une manifestation en détournant le festival des fantômes affamés - pendant lequel les gens brûlent des papiers dans les rues en hommage aux défunts - pour manifester. La jeune femme montre quelques-uns des échanges :

«A : On n'a qu'à brûler les offrandes le 18 !

- B : Est-ce que le 18 est une bonne idée ? La manif [organisée par le front des partis prodémocratie] sera le gros truc, donc vaut mieux qu'il n'y ait pas de clash.

- C : On peut revenir et brûler les offrandes après la manif.

- D : Je pense pas qu'on puisse rassembler une grosse foule après la manif du front, tout le monde sera fatigué. Le 18, c'est trop tôt, l'équipe de promo ne peut pas travailler sur ça…»

Quant aux décisions sur les actions radicales, elles sont prises dans un groupe à l'accès ultrasécurisé, formé de «gens issus de partis [localistes] et d'autres rencontrés "sur le front"», témoigne via Telegram un militant partisan d'une plus large autonomie de Hongkong : «Le rôle principal de la plateforme est de fournir des informations à ceux en première ligne sur des points stratégiques comme les déploiements de policiers en cours.» Mais qui tire les ficelles ? «Il est difficile de jauger l'influence des meneurs politiques», estime Jean-François Dupré, politologue attaché à l'institut de sociologie Academia Sinica à Taiwan, qui cite toutefois l'influence indéniable d'Edward Leung, chef de file des indépendantistes. Il a beau être derrière les barreaux depuis plus d'un an pour son rôle dans des émeutes survenues en 2016, son mot d'ordre «reprenez Hongkong» s'est propagé comme une traînée de poudre.

«La violence a payé»

Sur le terrain, aucune tête ne dépasse, par crainte de représailles judiciaires. Les localistes et leurs partis formés après 2014 ont vu leurs députés élus disqualifiés, leurs candidatures aux futurs scrutins bannies, et un parti a même été interdit. «Ils ne peuvent plus être en compétition» avec la vieille garde prodémocratie, note Jean-François Dupré. Et l'urgence de la situation explique aussi que les différences idéologiques soient passées sous silence. Le camp prodémocratie, en charge de la politique formelle, et les localistes (partisans d'une plus grande autonomie de Hongkong, voire de son indépendance) actifs lors des confrontations avec la police ont trouvé un point d'entente.

L'usage de méthodes plus radicales reste toutefois largement discuté sur Telegram. Pour la modérée Claudia Mo, «quand 1 million de personnes sont descendues dans la rue le 9 juin, rien ne s'est passé ensuite. […] Mais le 12 juin, quand les premières gouttes de sang ont été versées et que les premières violences ont éclaté, Carrie Lam [la cheffe de l'exécutif] a suspendu la loi. Et cela a envoyé un message aux jeunes : "La violence a payé, il faut donc être radical."» Et la députée de reconnaître : «Nous ne contrôlons rien de ce qui va arriver, mais nous devons impérativement avoir un front uni.»