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Libération

Au Cameroun, le séparatisme anglophone condamné à la perpétuité ?

La condamnation, mardi, du leader sécessionniste Julius Ayuk Tabe à une peine de prison à vie met à mal les espoirs de négociations avec Yaoundé pour résoudre un conflit responsable de plus de 2 000 morts.
publié le 21 août 2019 à 20h26

Il est le président virtuel d'un Etat qui n'existe que dans la tête de ses propres citoyens-militants. Julius Ayuk Tabe, 54 ans, s'était autoproclamé en octobre 2017 «président intérimaire de la république fédérale d'Ambazonie», un coup d'éclat symbolique destiné à faire avancer la cause des séparatistes anglophones camerounais. Le régime de Paul Biya, président bien réel du Cameroun depuis trente-six ans, n'a pas apprécié la mascarade. La brutale répression des séparatistes, leur passage à la lutte armée, les arrestations, les kidnappings, les villages brûlés, les exactions commises par les forces de sécurité, les embuscades et les exécutions sommaires ont plongé les deux régions à majorité anglophone du pays (le Nord-Ouest et le Sud-Ouest, frontaliers du Nigeria) dans un cauchemar.

Mardi, Ayuk Tabe et neuf de ses partisans ont été condamnés par un tribunal militaire à une peine de prison à vie pour «terrorisme» et «sécession». Ils avaient tous été arrêtés en janvier 2018 à Abuja, la capitale du Nigeria, base arrière de plusieurs mouvements séparatistes camerounais, avant d'être transférés à Yaoundé - leur extradition a depuis été jugée illégale par la justice nigériane. Les accusés ne reconnaissent pas l'autorité du tribunal chargé de les juger. Leur avocat a dénoncé une «parodie de justice» et n'a pas encore indiqué s'ils allaient faire appel.

«Incurable». Le verdict vient doucher les espoirs de ceux qui escomptaient, enfin, un début d'ouverture du régime Biya pour résoudre la «crise anglophone», euphémisme utilisé pour qualifier un conflit qui a déjà fait plus de 2 000 morts, selon l'ONG Human Rights Watch, et 500 000 déplacés. «Il n'existe actuellement aucun dialogue entre Yaoundé et les séparatistes, constatait une étude de l'International Crisis Group (ICG) parue en mai. Les séparatistes exigent un débat avec l'Etat sur les modalités de la séparation, en présence d'un médiateur international. Le pouvoir refuse toute discussion sur la forme de l'Etat et la réforme des institutions [mais] propose une décentralisation qui ne confère ni un financement adéquat ni une autonomie suffisante aux collectivités territoriales décentralisées.»

Julius Ayuk Tabe, informaticien de formation, est considéré comme un séparatiste modéré. Il s'était dit prêt à des pourparlers avec le gouvernement camerounais dans le cadre d'un dialogue organisé par un pays tiers, en posant comme préalable la libération des militants indépendantistes. «La population du Cameroun du Sud a perdu toute foi dans l'expérience camerounaise - c'est une maladie incurable, écrivait-il cependant depuis sa prison le 1er août. Biya et son régime ont réprimé impitoyablement notre peuple […] avec une férocité barbare. Une guerre a été déclarée contre notre peuple. Nous n'avons pas choisi de façon irresponsable la confrontation directe avec les autorités camerounaises. Nous avons toujours plaidé pour une résolution pacifique […]. Cependant, Biya et son régime ont pensé […] que la violence pouvait être la solution.»

La disponibilité du leader séparatiste pour un dialogue avec les autorités lui a valu d'être contesté par des branches plus radicales de son organisation, voire par des mouvements indépendantistes concurrents. «Les séparatistes sont structurés autour de deux entités politiques principales dotées de bras armés. Le gouvernement intérimaire de l'Ambazonie [le plus crédible politiquement, présidé par Julius Ayuk Tabe, ndlr] et le conseil de gouvernement de l'Ambazonie se présentent tous deux comme le gouvernement légitime du [Cameroun du Sud], détaille le rapport de l'ICG. Il existe par ailleurs plusieurs organisations séparatistes secondaires. Au début de la crise, toutes n'étaient pas convaincues de la nécessité d'une lutte armée. Mais à mesure que la violence s'accroît, elles se sont organisées pour une lutte "de libération".» Aujourd'hui, sept milices principales, avec 2 000 à 4 000 combattants d'après les estimations de l'ICG, se revendiquent du courant séparatiste.

Enlisement. La spirale des violences a pourtant éloigné ces milices de la majorité des anglophones (20 % de la population), davantage favorables à une solution fédérale qu'à l'indépendance, estime l'institut de recherche. «Bien que les anglophones, quelle que soit leur tendance (séparatistes, fédéralistes et partisans de la décentralisation), restent dans l'ensemble mécontents de la réponse gouvernementale, leur soutien aux milices faiblit à cause des abus qu'elles commettent et du lourd tribut qu'ils paient au conflit.»

La condamnation à la prison à perpétuité de Julius Ayuk Tabe risque de renforcer les extrémistes des deux camps. Avec cette sentence symbolique, les durs du régime vont se sentir encouragés dans la poursuite de la répression tandis que les indépendantistes armés y voient la preuve que Biya n’a jamais cru au dialogue ou réellement envisagé une autre solution que l’écrasement militaire de l’insurrection. Entre les deux, l’immense majorité des Camerounais, anglophones comme francophones, assistent impuissants à l’enlisement du pays dans une guerre civile dont plus personne n’entrevoit l’issue.