Cette enquête a été réalisée par Jonathan Grelier, dans le cadre du projet Lies (Leurres, illusions, énigmes, simulacres), le magazine école de la 40e promotion de l'Institut pratique de journalisme de Paris-Dauphine.
Andrey est ukrainien. Dans quelques jours, il se rendra à l’Ouest, dans l’Union européenne (UE), où il a trouvé un emploi. Andrey n’a pas encore mis un pied dehors. Pourtant, assis dans le canapé de son salon, il va faire face à une frontière extérieure de l’UE, ou plutôt à sa façade dématérialisée. Première étape : l’homme va allumer son ordinateur portable et lancer une application Web. Il y a déjà renseigné ses informations personnelles, téléchargé une copie de son visa et d’autres documents et donné des indications sur la durée et le but de son voyage.
Andrey doit à présent répondre aux questions d'un avatar, une sorte de garde-frontière virtuel. «Quel est votre nom de famille ?», demande l'avatar à l'allure humaine, vêtu d'un uniforme. S'ensuivra une série de questions pour évaluer la sincérité d'Andrey. Pendant l'interrogatoire, la webcam de l'ordinateur le filme. Un logiciel analyse des mouvements infimes et quasi invisibles de son visage dans le but annoncé de détecter les réponses fausses et un comportement suspect. Une comparaison d'images faciales s'ajoute au dispositif. Finalement, Andrey recevra une évaluation du risque sous la forme d'un QR code qu'il présentera à un garde-frontière en chair et en os, à son entrée dans l'UE.
Andrey n'existe pas. C'est un personnage fictif. Tout comme l'est le scénario précédent. Mais l'idée d'une frontière avec une façade dématérialisée, elle, est réelle. Elle est même au cœur d'iBorderCtrl, un «projet de recherche» comme le martèle depuis le Luxembourg son coordinateur, George Boultadakis, consultant chez European Dynamics, une entreprise de services informatiques. Le message est clair : iBorderCtrl relève de la recherche et ne remplace pas, pour l'heure, les véritables contrôles aux frontières.
Officiellement lancé en septembre 2016, le projet a pris fin le 31 août. Ces derniers mois, des tests ont eu lieu en Grèce, en Hongrie et en Lettonie. Les emplacements exacts des tests demeurent confidentiels. En Grèce, «la frontière […] avec la République de Macédoine du Nord a été considérée comme une zone d'intérêt», indique toutefois le site d'iBorderCtrl. Même refrain concernant la frontière entre la Hongrie et la Serbie.
Porté par un consortium de treize partenaires – universités, entreprises et organismes publics, dont des gardes-frontières – répartis dans neuf États membres, iBorderCtrl agrège de nombreuses technologies conçues pour s’adapter à la gestion future des frontières de l’espace Schengen, cet espace de libre circulation des personnes, qui regroupe 22 pays de l’UE, plus la Norvège, l’Islande, la Suisse et le Liechtenstein. Parmi ces technologies, des outils biométriques, un dispositif de vérification de documents et un système de détection automatique du mensonge (ADDS), très décrié par de nombreux chercheurs.
Objectifs affichés : réduire le temps d’attente aux points de passage des frontières terrestres pour les ressortissants de pays tiers et préserver un haut niveau de sécurité pour éviter les entrées illégales.
Transparence relative, système de détection de mensonges, tests aux frontières. Il n’en fallait pas plus pour que l’agrégat de technologies iBorderCtrl, financé entièrement par l’UE dans le cadre de son programme de recherche et développement Horizon 2020, qui court depuis 2014, sorte de l’anonymat et engendre de farouches oppositions.
Véritable paquebot européen du financement de la recherche doté de 79 milliards d'euros, Horizon 2020 a été créé par une décision européenne en 2013. Selon ce texte, le programme ambitionne de répondre à plusieurs enjeux «sociétaux», comme «protéger la liberté et la sécurité de l'Europe et de ses citoyens», notamment «à travers la gestion des frontières». Les États européens vivent alors les prémices de la forte pression migratoire qui atteindra son apogée deux ans plus tard. Selon l'agence de la statistique européenne Eurostat, le nombre de demandeurs d'asile bondira de 335 300 en 2012 à plus de 1,3 million en 2015.
Plan de communication
Dans la continuité du lancement d'Horizon 2020, la Commission européenne rédige un premier programme de travail, qui précise les grandes lignes à suivre pour les projets voulant bénéficier des subventions européennes. «Les autorités en charge des frontières rencontrent de nouveaux défis pour sécuriser les frontières terrestres de l'UE et de l'espace Schengen, alors que les tendances récentes montrent une augmentation significative des flux de voyageurs», mentionne le document au point BES-05-2015. iBorderCtrl s'appuiera sur ce point pour participer à l'appel à propositions d'Horizon 2020. Pour «atteindre un plus haut débit aux points de passage tout en garantissant un haut niveau de sécurité», le programme de travail estime que le montant de la subvention à accorder doit se situer entre deux et cinq millions d'euros.
À l'issue d'un processus d'évaluation par des experts extérieurs à la Commission mené à la fin de l'année 2015, le système intelligent et portable de contrôle des frontières iCROSS, le premier nom d'iBorderCtrl, reçoit une subvention d'environ 4,5 millions d'euros. «J'ai travaillé sur Silent Talker pendant 20 ans», dira le professeur en informatique James O'Shea à Marc Hijink du quotidien néerlandais NRC Handelsblad, l'un des rares journalistes à avoir rencontré des membres du projet, à propos de l'intelligence artificielle à la base de l'ADDS. Pour développer cette dernière technologie, James O'Shea a pu compter sur deux de ses collègues de l'université métropolitaine de Manchester, l'experte en intelligence artificielle Keeley Crockett, maîtresse de conférences, et Wasiq Khan, du Laboratoire de recherche dans les systèmes intelligents.
Pour le consortium, l’obtention de la subvention européenne marque le début de l’aventure. Fin 2016, ses membres créent un site Internet et un compte Twitter. En novembre, ils organisent un premier atelier en Hongrie. Celui-ci marque le début d’une série de présentations du projet à travers l’Europe, dont l’une se tiendra lors d’un atelier organisé par Frontex, l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes.
Cette première année correspond à «une phase initiale de prise de conscience, pendant laquelle le projet et ses objectifs sont communiqués à un large éventail de parties prenantes», note le consortium dans son plan de communication et de diffusion n°2, rendu public et daté d'octobre dernier. En parallèle, le développement des prototypes se poursuit. Enfin, un changement important marque les douze premiers mois d'existence du pool : au printemps 2017, le projet adopte un nouveau nom, iBorderCtrl.
Intérêt commercial
Dans sa deuxième année, le consortium s'affaire à produire ses premiers résultats pour commencer à montrer son intérêt commercial. Point d'orgue du projet, il organise une session consacrée à iBorderCtrl lors du congrès mondial de l'intelligence informatique, un événement scientifique majeur qui se déroule en juillet 2018 au Brésil. Entre deux présentations de leur concept, les membres d'iBorderCtrl échangent lors de «réunions hebdomadaires et via une plate-forme rassemblant documents et données», se souvient Philippos Kindynis, un développeur de logiciels qui a quitté l'année dernière Stremble Ventures LTD, une entreprise chypriote membre du projet et chargée notamment du développement d'un avatar.
Pour iBorderCtrl, la fin des réjouissances pourrait bien remonter à l'été dernier. «Le 12 juillet 2018, le coordinateur d'iBorderCtrl a été […] informé que la Commission européenne avait formulé une demande pour qu'un article présentant iBorderCtrl comme un véritable succès soit publié sur le site de sa direction générale Recherche dans la catégorie "réussites", écrit le consortium dans son rapport de communication annuelle de septembre 2018. C'est un honneur pour tous les membres du consortium qu'iBorderCtrl soit sélectionné pour faire partie des réussites de la Commission européenne et qu'un article de mise en valeur [lui] soit dédié.» La nouvelle apparaît comme une belle récompense pour les treize partenaires. Ceux-ci se réjouissent dans le même document qu'iBorderCtrl ait été présenté lors de dix événements et que huit publications aient été produites lors de sa deuxième année d'existence, «une nouvelle preuve que les activités de communication sont bien effectuées par le consortium». Le 24 octobre, la Commission européenne publie le communiqué sur iBorderCtrl. Très vite, les médias s'en emparent. Pour le projet, c'est la fin d'un anonymat qui lui avait largement épargné les critiques. Et le début des ennuis.
Le magazine New Scientist est l'un des premiers à traiter le sujet sur son site Internet quelques jours plus tard. Au cœur de l'article, l'ADDS, le système de détection automatique du mensonge. «Plusieurs experts indépendants […] ont exprimé de fortes réserves concernant [cette] idée, s'interrogeant sur la précision des systèmes automatiques de détection du mensonge en général», écrit le journaliste Douglas Heaven après avoir présenté le concept. L'auteur rapporte également les propos de Maja Pantic, professeure en informatique affective et du comportement à l'Imperial College de Londres, à propos de l'entraînement de l'ADDS sur une trentaine de personnes qui jouaient des scénarios : «Si vous demandez à des gens de mentir, ils le feront différemment et montreront des indices comportementaux très différents qu'en cas de véritables mensonges. Quand ils mentent vraiment, ils savent en effet qu'ils peuvent aller en prison ou avoir de sérieux problèmes s'ils se font attraper.» Douglas Heaven a beau préciser que le consortium s'attaquera à ces problèmes lors de futurs tests, le ton est donné.
Dans la foulée, de nombreux articles sur iBorderCtrl citent des chercheurs et des chercheuses a minima sceptiques à propos de l'outil de détection du mensonge. «Après que le New Scientist a publié cette histoire, il y a eu pas mal d'autres articles négatifs», analyse avec le recul Douglas Heaven.
Devenu la cible principale des critiques, l'ADDS n'est pourtant qu'un composant d'iBorderCtrl parmi tant d'autres. Le système repose sur une procédure en deux étapes. Le futur voyageur effectue la première chez lui : le pré-enregistrement. Il fournit des copies de ses documents officiels de voyage (passeport, visa, carte d'identité…), ainsi que des informations personnelles et sur son séjour, à partir d'une application accessible via son ordinateur ou son smartphone. Une technologie contrôle l'authenticité des documents. Vient ensuite l'interrogatoire pour vérifier les intentions et les informations du futur voyageur. Sur l'écran se présente un avatar à l'apparence humaine, dont la tenue rappelle celle d'un garde-frontière. Selon le site du projet, l'avatar est personnalisé en fonction «du genre et de la langue» de son interlocuteur.
Si une réponse lui semble incorrecte, il devrait même être capable de modifier son comportement dans sa version finale, en se montrant par exemple davantage sceptique. Pendant les échanges, la personne interrogée est filmée par la webcam de son ordinateur ou son téléphone.
Scientifiques sceptiques
C'est là qu'intervient le système de détection automatique du mensonge. Il propose d'analyser des combinaisons de micro-gestes du visage pour déterminer si la personne interrogée est sincère ou non. «Un micro-geste est un geste très fin, comme le mouvement d'un œil qui passe de complètement ouvert à moitié ouvert», expliquent James O'Shea, Keeley Crockett, Wasiq Khan et d'autres membres du consortium dans une publication de l'année dernière intitulée Intelligent Deception Detection through Machine Based Interviewing («La détection intelligente du mensonge à travers l'interrogatoire fait par une machine»). L'angle de la tête y est aussi mentionné parmi les micro-gestes. In fine, un réseau de neurones artificiels, entraîné sur la trentaine de personnes sélectionnées lors des premiers tests, classe ces combinaisons de micro-gestes comme crédibles ou trompeurs à chaque question. Grâce à ces différentes analyses, auxquelles s'ajoute une comparaison d'images faciales, le système calcule alors un niveau de risque et délivre à la personne interrogée un QR code qu'elle devra présenter au poste-frontière.
Dans leur publication, les membres du consortium avancent un taux de réussite de 75 % en moyenne lors des premiers tests, estimant leurs résultats «prometteurs» à ce stade. Contactés, plusieurs chercheurs recommandent de considérer ce pourcentage avec prudence, car l'efficacité de la détection de mensonges à partir de signaux non verbaux n'enthousiasme pas la communauté scientifique, loin de là. «Établi à partir des années 1960, le lien entre les micro-expressions [des expressions faciales d'une durée inférieure à une demi-seconde, ndlr] et la détection du mensonge reste très décrié», observe Laurence Devillers, chercheuse au Laboratoire d'informatique pour la mécanique et les sciences de l'ingénieur du CNRS.
Dans leur étude, les membres du consortium prennent le soin de noter que «les micro-gestes sont considérablement différents des micro-expressions», notamment parce qu'ils sont «beaucoup plus subtils». Pas de quoi rassurer Laurence Devillers : «En général, la détection des mouvements faciaux a des limites, qui peuvent être dues à la morphologie, la couleur de peau ou au fait que la personne soit ridée ou non par exemple.»
La deuxième étape du système iBorderCtrl se déroule au poste-frontière. En fonction du niveau de risque calculé lors du pré-enregistrement, un sort bien différent attend les voyageurs. «[Ceux] signalés à risque faible lors du pré-enregistrement doivent s'attendre à une nouvelle évaluation de leurs informations, tandis que les passagers à plus hauts risques devront subir un contrôle plus détaillé», indique l'article de la Commission européenne consacré à iBorderCtrl. Sont prévues vérification de documents, comparaison d'images faciales, prélèvement des empreintes digitales, reconnaissance des veines palmaires et le passage des véhicules devant une technologie de détection de personnes pouvant être cachées à l'intérieur. Difficile de dire plus précisément à quelles technologies seront confrontées, ou non, les deux catégories de voyageurs. Le système recalcule ensuite le niveau de risque du voyageur pour aider le garde-frontière à se décider. «iBorderCtrl est un système incluant l'humain dans la boucle et les gardes-frontières utiliseront leur expérience pour prendre leur décision finale», indique le site du projet.
Projet confidentiel
Malgré les quelques informations accessibles en ligne et les premiers articles sur iBorderCtrl, nombreux sont ceux qui aimeraient en savoir davantage. Le 2 novembre 2018, Riccardo Coluccini, journaliste indépendant et membre du Centre Hermès, une association de défense de la transparence et des droits numériques de l’homme basée en Italie, adresse une demande à la Commission européenne via la plateforme en ligne AsktheEU.org. Bis repetita trois jours plus tard. Cette fois, c’est au tour de Patrick Breyer, un politicien allemand élu député européen du Parti pirate allemand lors des élections européennes de mai, d’écrire à la Commission européenne.
Leur objectif ? Avoir accès à tous les livrables d'iBorderCtrl, c'est-à-dire à des documents sur l'activité du consortium. Une vingtaine de rapports au total, notamment sur les technologies, les prototypes et l'aspect éthique du projet. «À l'époque, j'écrivais un article sur le projet pour le média Motherboard et j'étais très intéressé par les documents traitant des questions éthiques», se souvient Riccardo Coluccini.
La Commission, par l'intermédiaire de son agence en charge des subventions de recherche, ne fournira finalement qu'une poignée de documents sur les technologies et la communication d'iBorderCtrl. Des centaines de pages avec des parties entières noircies pour dissimuler certains points. Pour justifier cette réponse partielle, l'agence européenne mettra en avant «la protection de la vie privée, de l'intégrité individuelle et des intérêts commerciaux, comme la propriété intellectuelle». Encore aujourd'hui, le journaliste italien n'en revient pas : «J'ai trouvé cela étrange. Pour moi, avoir accès aux livrables sur l'éthique permettrait de discuter des risques.» Même réaction pour Patrick Breyer, dont les craintes portent sur un éventuel risque de discrimination par le système de détection automatique du mensonge et une marge d'erreur jugée trop importante : «Il devrait y avoir un grand débat public et éthique sur cette technologie.»
Dans la foulée de ces demandes, la résistance à iBorderCtrl a commencé à s'organiser. En Grèce, l'un des pays retenus par le consortium pour tester le système pilote, l'ONG Homo Digitalis dépose, le 5 novembre, une requête devant le Parlement afin d'obtenir plus d'informations sur le projet et son expérimentation prévue. «C'est avec une grande tristesse que nous voyons notre pays être au centre de l'attention négative et recevoir des commentaires particulièrement défavorables des journalistes et de la communauté scientifique internationaux, en raison de l'installation d'un pilote du système iBorderCtrl à la frontière grecque», note l'ONG spécialisée dans la défense des droits de l'homme dans le domaine de la technologie. Principal grief pour elle, la confidentialité entourant le projet et sa machine. La demande restera lettre morte. Joint par e-mail, Eleftherios Chelioudakis, un des membres d'Homo Digitalis en charge du suivi d'iBorderCtrl, croit connaître l'une des raisons de leur échec : «Grâce à "l'expertise" et au "savoir-faire technique" que [les partenaires grecs du projet] vont acquérir, ils deviendront des acteurs clés du marché de la "sécurité des frontières" […] Donc il y a beaucoup d'intérêts économiques ici.» Il assure que son ONG prépare d'autres actions «minutieusement, car ce n'est pas simplement un problème grec, mais européen».
C'est à la fin du mois de novembre que le consortium verra émerger l'une de ses oppositions les plus féroces. Sa bête noire en quelque sorte. Sa forme n'a pourtant rien de très effrayante : iBorderCtrl.no est un simple site Internet, accompagné d'un compte Twitter. Le site archive la plupart des publications ayant évoqué le projet depuis son lancement. Mais les attaques de ses deux fondateurs y sont très virulentes. Dans deux longs textes publiés en janvier dernier, la cofondatrice américaine Vera Wilde, titulaire d'un doctorat sur la détection du mensonge, critique l'usage des expressions faciales pour déceler le mensonge, les risques de discriminations des intelligences artificielles analysant des personnes et, plus généralement, les zones d'ombre sur les technologies d'iBorderCtrl. «J'ai quitté les États-Unis pour l'Europe en 2015, car j'espérais notamment qu'il n'y aurait pas de détection du mensonge ici», raconte celle qui vit désormais à Berlin. Rop Gonggrijp, cofondateur d'iBorderCtrl.no et hacker néerlandais connu pour ses liens avec l'ONG de Julian Assange WikiLeaks, qui a révélé des millions de documents secrets depuis sa création en 2006, résume l'ambition de son site : «Il y a beaucoup de problèmes avec la détection du mensonge. Notre but, c'est de fournir des matériaux pour que les gens y pensent et se rendent compte des risques.»
En parallèle, le duo n'hésite pas à gazouiller des piques à l'attention du consortium sur Twitter. Coïncidence ? Début décembre, le compte Twitter officiel d'iBorderCtrl devient muet. Plus aucun tweet n'y a été publié depuis, jusqu'à l'écriture de ces lignes. La rubrique News de son site connaît le même destin. Alors que le rapport de communication annuelle du projet publié en septembre prévoit que «les activités promotionnelles du consortium s'intensifieront et que davantage de matériaux seront produits» pendant la période «des pilotes», iBorderCtrl se mure dans le silence. Peut-être que les membres du consortium argueront que le temps et les ressources leur ont fait défaut pour communiquer en cette fin d'année dernière et lors des premiers mois de 2019. C'est en tout cas la raison avancée dans les e-mails identiques opposant une fin de non-recevoir à nos demandes d'interview envoyées à plusieurs membres du consortium : «Nous sommes actuellement à la phase d'évaluation du projet, qui implique une charge de travail plus importante. En conséquence, nous n'avons pas les ressources pour répondre aux demandes de presse individuelles en ce moment.»
Opacité des tests
Selon le site d'iBorderCtrl, le déploiement des systèmes pilotes en Grèce, Lettonie et Hongrie devait commencer en décembre dernier et se terminer en août. «Il n'y a pas [eu d'autre] information officielle à ce sujet», remarque Eleftherios Chelioudakis, de l'ONG Homo Digitalis. L'article de la Commission européenne consacré au projet indique que les essais devaient commencer en laboratoire «pour familiariser les gardes-frontières avec le système» avant de se poursuivre le long des frontières. Kemea, le think tank des politiques de sécurité du ministère grec de l'Ordre public et de la Protection du citoyen et partenaire du consortium, est responsable des tests pour les piétons, bus et autres véhicules dans le pays du sud de l'Europe. Le think tank coordonne également des tests sur des scénarios de transport en train avec la société qui gère le réseau ferroviaire grec, TrainOSE. Elle aussi appartient au consortium. En Lettonie, le garde-frontière fait partie du consortium et teste vraisemblablement le système. Contactée, la police hongroise a confirmé participer au projet en tant qu'«utilisateur final». Dans sa réponse datée du 22 février, elle précise même le calendrier des tests : «Depuis peu, la première phase de test de la période d'essais est en train d'avoir lieu.»
Comment se passent ces essais ? Le pré-enregistrement et les vérifications frontalières ont-ils lieu au même endroit ? Impossible d'en dire plus. Tout juste sait-on, grâce au rapport de communication annuel du consortium daté de septembre dernier, que le nombre de volontaires souhaité par le consortium était d'environ 100 personnes. Voyageurs, universitaires, étudiants des établissements partenaires comme l'université technique d'Athènes ou l'université métropolitaine de Manchester… Autant de cibles envisagées par le consortium pour son recrutement. «La participation aux tests ne se fait pas en remplacement des véritables contrôles aux frontières de l'espace Schengen, précise le site d'iBorderCtrl. Dans le cas où le participant franchit vraiment la frontière, de vraies vérifications frontalières doivent être menées indépendamment de la participation aux tests d'iBorderCtrl.»
Malgré le verrouillage de sa communication en cette période de tests, les critiques du projet ont gagné l’arène politique. En l’occurrence, le Parlement européen à Bruxelles. Le lundi 18 février s’est déroulée une réunion de la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures (LIBE), l’une des 22 commissions permanentes de l’institution compétente notamment en matière d’entrée et de circulation des personnes et de migration. L’un de ces moments de la vie parlementaire européenne dont on entend très peu parler.
Passe d’armes au Parlement
Dans la grande salle austère 4Q2 du bâtiment József Antall, du nom d'un ancien Premier ministre hongrois, Sophie In 't Veld paraît irritée. Réélue en mai dernier, elle était alors vice-présidente du groupe Alliance des démocrates et des libéraux pour l'Europe (ALDE) – l'ancêtre du groupe «Renew Europe» dont font aujourd'hui partie les eurodéputés macronistes. Trois mois auparavant, la Néerlandaise, reconnaissable à ses lunettes rouges, avait soumis une question à la Commission européenne, lui demandant pourquoi elle considérait iBorderCtrl comme une «réussite» et des précisions sur l'éthique du projet. Elle avait obtenu une réponse de l'institution seulement dix jours avant cette réunion de la commission LIBE. Assez pour que le sujet soit inscrit à l'ordre du jour. «[Les technologies d'iBorderCtrl] pourraient potentiellement accroître l'efficacité de la gestion des frontières extérieures de l'UE, en assurant une prise en charge plus rapide des voyageurs de bonne foi et une détection accélérée des activités illégales. D'un point de vue scientifique, [iBorderCtrl] est présenté comme une réussite, car il a démontré un gros potentiel innovant», écrivait la Commission dans sa réponse. Quant aux aspects éthiques : «[Ils] ont été évalués […] par des experts indépendants dont les recommandations ont été entièrement mises en œuvre. Le projet a désigné un conseiller éthique extérieur et un plan détaillé relatif à l'éthique a été ajouté aux activités du projet.»
Pas de quoi satisfaire l'eurodéputée néerlandaise. Dans l'enceinte quasi-vide du Parlement européen, elle fustige une initiative n'ayant pas été publiquement débattue, «sous couvert d'être un projet de recherche». «Ce type de projet est toujours présenté comme étant quelque chose de technique alors que c'est profondément politique et éthique», dira-t-elle plus tard.
Venu pour préciser la réponse de la Commission sur iBorderCtrl, un représentant de l'organe exécutif européen prend la parole : «En ce moment, nous essayons de savoir si, d'un point de vue scientifique, certaines technologies pourraient servir à quelque chose dans le domaine de la gestion des frontières. Par la suite, il sera nécessaire de mener une réflexion au niveau politique avant de prendre l'éventuelle décision d'utiliser la technologie actuellement testée dans un vrai instrument pouvant servir aux gardes-frontières. Ce sera une autre étape.» Au cours des échanges, d'autres points seront abordés, notamment sur le choix de la Hongrie, pays très critiqué pour son traitement des migrants, comme terrain des tests. Deux jours plus tard, Marie-Christine Vergiat, désormais ex-eurodéputée française du groupe confédéral de la Gauche unitaire européenne et de la Gauche verte nordique (GUE/NGL), revient sur la réunion houleuse à laquelle elle a assisté : «Je ne suis pas très satisfaite des réponses de la Commission. Les travaux du Parlement à propos des frontières sont obsessionnels en ce moment, on vote beaucoup de textes. Qu'est-ce que ce système apporterait de plus ?»
Gestion des migrations
En bonne place parmi les priorités de la Commission Juncker, du nom du président de l’organe exécutif de l’UE dont le mandat se terminera le 31 octobre dans la foulée des dernières élections européennes, la sécurité des frontières a en effet beaucoup occupé les élus et fonctionnaires européens ces cinq dernières années. En 2017, le système dit «d’entrée/sortie», qui permettra, selon un communiqué du Parlement européen, de «calculer la durée du séjour de chaque ressortissant de pays tiers au moyen de l’enregistrement des données relatives aux entrées et aux sorties et de signaler tout dé- passement de la durée de séjour autorisée» a été définitivement adopté. Il devrait être opérationnel d’ici à 2020 et s’ajoutera aux systèmes d’information déjà en place.
Parmi eux, le système d'information Schengen (SIS), qui regroupe les alertes émises par les autorités policières ou judiciaires des États membres concernant des personnes ou des biens recherchés, le système d'information sur les visas (VIS) et la base de données Eurodac, servant à l'identification des demandeurs d'asile par leurs empreintes digitales. En outre, le système européen d'information et d'autorisation concernant les voyages, plus connu sous le nom d'Etias, a été adopté en septembre dernier. Lui vise à «réaliser des contrôles en amont et, si nécessaire, de refuser une autorisation de voyage aux ressortissants de pays tiers exemptés de l'obligation de visa qui se rendent dans l'espace Schengen», selon le Conseil de l'UE. Ce dernier cas s'appliquerait en cas de risque d'immigration illégale, pour la santé publique ou d'atteinte à la sécurité. Etias fonctionnera donc aussi en deux étapes. Il doit être opérationnel d'ici à 2021.
Toute ressemblance avec iBorderCtrl n'est pas fortuite. «iBorderCtrl […] a déjà plusieurs des caractéristiques qui devraient se retrouver dans les systèmes d'entrée/sortie et Etias, indique le site du projet. De plus, iBorderCtrl […] ouvre la voie à l'interopérabilité des systèmes de gestion de la sécurité, des frontières et des migrations, comme envisagé par la Commission européenne.» Début février, un accord provisoire entre le Conseil de l'UE et le Parlement européen sur cette interopérabilité a été conclu. Elle prévoit de faciliter les échanges entre les systèmes d'information européens, qu'ils soient existants ou à venir. Preuve que même si iBorderCtrl reste un projet de recherche, il n'est pas déconnecté de son époque.